Pour aller plus loin :
- La charbonnerie sur EzoOccult.
- Rituel d'initiation
- La Rose Noire.

Se tenir au courant.

LES BRAISES SOUS LA CENDRE

Réveil du carbonarisme initiatique et insurrectionnel


A-R. Königstein

"…La voie noire des en-dehors est donc principalement une voie ascétique du dépouillement de soi, afin que transparaisse avec plus de force encore l’imposture universelle du bourgeoisisme, avec ses désirs vains et sophistiqués, ses égards pour la bêtise médaillée et encostardée. Elle privilégie le détachement, la dérision et la subversion des illusions sociales. Sa couleur est le noir, son mot de passe l’éclat de rire, son signe le haussement d’épaules et son attouchement, le vol à la tire..."

A.-R.K.

L’auteur expose ici les principes, les mythes et les rituels destinés à recomposer une voie initiatique occidentale qui sache marier orientation métaphysique et résistance politique. Ces pages donnent les bases pratiques et théoriques d’une Nouvelle Gauche, marquée par le recours au mythe du Maquisard et à la raison autonome des Lumières.

A mon aïeul,

A mon bisaïeul,

A mon trisaïeul,

Tous Maîtres de forge.

En mémoire des seaux de Charbon que j’ai charriés enfant pour alimenter la Gueule Rouge.

En mémoire de la secrète composition de l’eau de trempée pour les aciers, faite d’eau de pluie, d’acide, et de quelques autres choses qu’il faut taire si l’on veut conserver la tête froide.

A.-R. K.

" Les travailleurs vivront un jour comme vivent aujourd’hui les bourgeois — mais au dessus d’eux, distinguée d’eux par une absence de besoins, existera la caste supérieure : plus pauvre, plus simple, mais détentrice du pouvoir. "

F. Nietszche, La Volonté de puissance

" Nous n’avons pas à nous battre contre des choses. Nous nous battons contre des dieux. "

J. Böhme, Morgenröte

Invoquer les anges noirs de l’initiation

Lorsque les sociétés humaines se sédentarisèrent et quand advint la division du travail, naquirent les premières guerres pour le territoire et les premiers droits de propriété. Il fallut s’entre-tuer pour s’approprier la terre et ses richesses, et les armes les plus dures, comme les outils agricoles les plus résistants firent les peuples les plus conquérants. En ces premiers temps de l’humanité déchue, les hommes détenteurs des secrets de la métallurgie occupaient la place la plus redoutée et la plus prestigieuse. Car le bronze, bientôt le fer et l’acier, qu’ils fondaient pouvait également servir au soc de la charrue pour féconder la terre à ou la cognée de la hache d’arme pour fendre les crânes. La mémoire collective garde souvenance confuse de ces hommes qui tutoyaient les diables à travers la figure admirée et redoutée du Maître de forges. A la périphérie du village et de l’humanité, le forgeron est haï et admiré, détesté autant que craint par une humanité qui voit en lui soulignées ses passions les plus obscures pour la nature violée et éventrée par la pointe métallique qu’il est seul à savoir faire.

La mémoire collective aime à se donner des limites lorsqu’elle réveille ses vieux démons. Aussi pense-t-elle ces âges sombres à travers la seule image du Maître de forges, et ainsi oublie-t-elle d’autant plus aisément une figure plus obscure encore, plus sombre et plus maudite, qui est le charbonnier.

Le statut du charbonnier était lié à celui du forgeron, car la qualité de la production de l’un déterminait l’activité de l’autre. Comme le forgeron, redouté autant qu’admiré, investi de puissances magiques, le charbonnier vivait en marge de la société des hommes, reclus dans l’épaisseur d’une forêt dont il ne sortait que pour commercer avec cet autre paria qu’était le maître de forges.

L’émergence d’une société de métier de charbonnerie s’accompagna de l’élaboration d’un nouvel univers mythique où cohabitaient les valeurs symboliques fortes du feu, du métal et de la forêt. Mais l’ossature des mythes charbonniers devait reposer sur le symbolisme de l’arbre cosmique abattu et renversé, du pivot et de l’omphalos qu’on déracine, qu’on étête, et que l’on sacrifie pour que l’homme demeure l’homme. Très certainement, depuis des temps ancestraux, la psychologie carbonariste a dû se constituer autour du mystère du sacrifice, dans une relation trouble et fascinée avec cette ultime transgression lors de laquelle les hommes tuent, dépècent et immolent l’Arbre, ce pilier qui rend possible la communication entre Ciel et Terre.

On est en mesure de supposer que, comme tant d’autres communautés de rejetés ayant des métiers qualifiés d’impurs, les Charbonniers furent contraints de mettre en scène dans leurs rituels la mort du dieu. Mais, à l’opposé de la mise à mort christique, ce n’est pas un dieu qui se sacrifie par amour des hommes, descendant sur la croix pour s’y offrir en pardon. Ce sont là des hommes qui sont contraints d’immoler le dieu pour vendre ensuite sa chair carbonisée ; ce qui est bien pire, et met immédiatement le Charbonnier au ban de la société, et plus fondamentalement, au ban de la création. Il est le paria absolu car sa faute est métaphysique. Au fond, là où le chrétien doit s’identifier au Christ sur la croix, le Charbonnier est obligé de s’identifier à Judas. Là où le chrétien adore le dieu qui se donne en sacrifice, le Charbonnier est contraint de donner du sens aux coups de hache qu’il donne au pilier du monde ; il est contraint de donner du sens à l’acte d’enfourner le dieu abattu dans la gueule béante de l’enfer de la fournaise. La Charbonnerie porte donc en elle cette malédiction initiale, presque ontologique, qui fait des Bons Cousins des assassins métaphysiques, des révolutionnaires intégraux, puisque leur Révolution est d’abord celle du théicide, du cosmocauste.

C’est pourquoi pendant des siècles, les communautés de Charbonniers durent vivre géographiquement, judiciairement et religieusement en fondant des valeurs qui leur étaient propres, et qui s’inscrivaient contre les modèles imposés par la société dominante. C’est donc une erreur de croire que le romantisme carbonariste parfois morbide, en tout cas fasciné par la violence insurrectionnelle et les révolutions politiques, que ce romantisme-là vient se greffer sur une société bucolique et innocente. Le mythe et les images puissantes de la Révolution — au sens d’abord cosmique de l’Arbre du Monde qu’il faut renverser — sont donc indissociables de leurs versants socio-politiques. Tout Bon Cousin Charbonnier, traditionnel et régulièrement initié est nécessairement à l’état latent, un Carbonari, et réciproquement. Les reconstructions maçonniques et catholiques qui en font des sociétés de joyeux drilles en sabots ou de pieux campagnards n’ont rien compris à la Charbonnerie, ou plutôt ont cherché à désamorcer la subversion dont elle est intimement, et répétons-le, métaphysiquement constituée. Il était naturel que cette face obscure et corrosive inquiétât les pouvoirs religieux et civils, aussi fut-il rapidement engagé des procédures d’épuisement de la vigueur et de la nocivité cosmique du Charbonnier. Le Charbonnier fait du mal. Il le dit dans ses rituels. Il ritualise le mal, à travers la sanctification d’un métier qui sépare le Ciel d’avec la Terre.

La première des offensives fut lancée au XIème siècle, par le moine Théobald, dont on sait peu de choses sinon qu’il fut de la famille des Comtes de Champagne et qu’il alla évangéliser les Charbonniers. La légende raconte qu’ils étaient dans un état de primitivité et de barbarie ignoble et que Théobald leur offrit, en sus du Christ, la morale et le moyen d’échapper à l’animalité dans laquelle ils étaient enfoncés. On sait en fait qu’il n’en était rien. Une fois encore l’Eglise, dut diaboliser et animaliser ceux qu’elle évangélisa ensuite, pour justifier de son impérialisme cultuel. La société des Charbonniers était organisée, avait ses propres lois et rituels, dont il faut préciser qu’ils n’étaient pas des rituels au sens moderne du terme, c’est-à-dire des cérémonies détachées du contexte ordinaire et quotidien. C’était leur vie entière qui battait au rythme de références mythiques vécues, ressenties, perçues, archaïques, préchrétiennes. Il est difficile de savoir sur quel fond païen tout cela s’est constitué. Sans doute y eut il les stratifications d’un imaginaire néolithique et chamanique, puis celtique et druidique (1). Mais rien là-dessus n’est bien sûr. En tout cas, lorsqu’il fallu, pour le christianisme, détruire ces véritables adorateurs du diable — diabolein, qui divise, ici en l’occurrence le Ciel de la Terre, par la hache et le feu —, il fut aisé de renverser complètement le mythe fondamental et la violence sacralisée. Ce n’était plus le Charbonnier meurtrier du cosmos qui justifie qu’il tue journellement dieu ; c’était le Charbonnier adorant le sacrifice que dieu fait aux hommes en leur offrant son fils. Ainsi, par un passe-passe théologique dont il faut reconnaître qu’il est assez génial, Rome sut faire disparaître le théicide des Carbonari (ils portent la hache et le feu sur l’Omphalos) pour en faire les témoins du divin qui renaît.

C’est notamment dans le grade de Maître que l’opération fut couronnée de succès, et où tous les rituels que nous pûmes consulter jusqu’au XVIIème siècle identifient le Charbonnier au Christ rédempteur, et sa mise à mort symbolique à la Passion du Sauveur. La symbolique des instructions se double systématiquement d’un catéchisme strictement catholique, et axé presque uniquement sur la mise en croix. L’autre camouflet donné aux Charbonniers fut d’imposer la présence du Christ sur le Drap blanc, comme s’il était l’une des Figures fondatrices du mythe. Nous nous en sommes expliqués plus haut, ce n’est pas le Christ qui peut faire cristalliser les images du métier de Charbonnier et qui retentit analogiquement avec la pratique transgressive ; ce ne peut être qu’une image inversée, comme celle de Judas, du Diable, ou encore, de Baphomet — dans l’acceptation contradictoire du mal, qui permet, par la destruction de l’ordre ancien, l’établissement d’un nouvel ordre. Le Christ est une figure qui pardonne, et qui efface la distance qui séparait les hommes de leur Père. Or la charbonnerie accentue cette coupure entre les deux mondes, par le coup de hache, mais plus tard, pour permettre au trait bleuté de la fumée du fourneau de refaire le trait d’union. Aussi n’est il pas possible de présenter un point de focale symbolique qui, comme le Christ, signifie l’absolution des péchés. Il faut plutôt présenter l’objet qui signifie la violence légitime (la hache ou le poignard) ou qui nie dieu (une simple figuration de l’homme, par exemple un miroir). C’est sans doute ce qu’il y eut au premier temps, avant Théobald.

Il y a là ce qui s’appelle une terrible contre-initiation, pratique à laquelle les sectes chrétiennes sont rompues, et qu’elles ont expérimentées depuis deux millénaires sur toute la surface du globe, en " théologisant ", en conceptualisant une perception immédiate du sacré, en confisquant l’expérience ouverte du sacré, qui ne se refuse à aucune catégorie d’hommes, même pas aux tueurs de dieu qu’était les charbonniers primitifs.

La seconde offensive fut maçonnique lorsque les Rites de Fendeurs et les Rites de Charbonnerie furent phagocytés au XVIIIème siècle par les Loges de Saint-Jean. Le renversement des valeurs orchestrés par la Maçonnerie, en intégrant les motifs charbonniers à son univers imaginal, consistait en une disparition de la sacralisation de la violence. Pour ce faire, ce qui demeurait de la Charbonnerie, déjà meurtrie par les souillures chrétiennes, devait passer sous les fourches caudines de l’obéissance impérative à la religion sur laquelle tous les hommes s’entendent ( article 1 des Constitutions d’Anderson : " jamais un athée stupide ni un libertin irreligieux "), et devait obéissance au prince de la patrie (article 2 : " paisible sujet des puissances civiles en quelque endroit qu’il réside ou travaille "). Ainsi, en s’urbanisant, en rejoignant une Maçonnerie qui, disons-le, se voulait être essentiellement à l’époque société courtisane, les derniers restes de la Charbonnerie perdirent toute la nocivité, toute la noirceur dont ils étaient porteurs. Mais on ne peut pas blanchir un charbon ! Aussi, bien vite, ce qui demeurait de la Charbonnerie primitive s’étiola et s’éteignit dans la respectabilité des Temples Maçonniques. La Pierre couvrit — en partie tout au moins — le Bois.

Cette voie de substitution spirituelle connut heureusement une interruption. Car elle fut remise en question à l’orée du XIXème siècle, et pendant près de trois générations, par les Carbonari français, qui surent, de manière inconsciente et souvent restrictive, — nous y reviendrons plus loin — restaurer à la Charbonnerie son imaginaire révolutionnaire. Ce fut notamment grâce aux Frères de la Maçonnerie Egyptienne, celle de Misraïm, que la Charbonnerie put enfin retrouver la saveur de la subversion qui fondait son existence imaginale. Pendant ces années d’intense agitation politique, entre 1815 et 1890, on ne pouvait monter des barricades sans être Carbonari ou Franc-Maçon, en l’occurrence ici de Misraïm. Là se retrouvaient tous les opposants au pouvoir, demi-soldes nostalgiques de l’Empereur, patriotes indignés, républicains fervents, précommunistes, communards, puis enfin communistes en préparation de la révolution sociale européenne. La conjonction des Loges de Misraïm et des Ventes de Carbonari était telle que les Frères de Misraïm n’hésitaient même pas à signer leur balustres des cinq points carbonaristes, quand les Charbonniers frappaient les trois points maçonniques, en les inversant bien sûr.

Or il est significatif de constater que les doxographes (2) ont souvent condamné le carbonarisme en considérant qu’il s’agissait d’un détournement d’une voie initiatique à des fins politiques. Rappelons donc ici encore trois points. Premièrement la Charbonnerie italienne et jurassienne telle qu’elle existe avant 1815 et avant sa politisation par Oudet, Buchez et Briot, est déjà pervertie par le christianisme. La fidélité ne peut plus être exercée à l’encontre les formes que prenait l’Ordre à cette date. Il fallait donc la déconstruire pour la reconstruire. Deuxièmement, comme nous l’avons déjà dit à l’envi, la Charbonnerie est par nature orientée vers la subversion. Ce n’est donc pas une erreur que de la réveiller dans une ambiance révolutionnaire, parce que cela est conforme à son essence et aux symboles qu’elle véhicule. C’est une erreur assez symptomatique d’intolérance que de croire que toutes les voies spirituelles offrent les mêmes démarches, avec les mêmes outillages symboliques. Il n’est pas vrai que la synthèse puisse être systématiquement faite entre des traditions qui, si elles ne s’opposent pas parce qu’elles se complètent, doivent néanmoins conserver leur particularisme et leur identité. Or la Charbonnerie engage tout l’être sur l’émancipation par rapport au pouvoir divin, clérical, politique. C’est cela la voie du Charbon, une voie noire où le Carbonari manipule des outils symboliques qui le mettent face à l’abolition de la domination. Donc le combat politique est compatible avec l’initiation reçue des Bons Cousins Charbonniers. Troisièmement, les réels instigateurs du carbonarisme en Europe — notamment Buonarrotti et Garibaldi — sont tous des initiés qui orientent leur pratique politique à la lumière d’une expérience — voire d’une vision — spirituelle. Les cahiers de Buonarrotti sont là-dessus exemplaires : le vieux conspirateur est habité par une conception spirituelle de la vie humaine, comme le sont les premiers précommunistes qui fréquentent Misraïm. Cet illuminisme révolutionnaire ne peut donc être amalgamé à un pur conspirationnisme politicien, ou alors il en est sa version dégradée. C’est malheureusement ce qui s’est passé sur la fin, comme l’a bien expliqué Blanqui. Ici, cette troisième mutation n’allait pas être suffisante car les Carbonari français commirent l’erreur de convertir l’imaginaire de la subversion, le mythe de la révolution, la métaphysique de la transgression, en une série de mots d’ordre strictement politiques, unidimensionnels, pourrait-on dire.

Il convient de signaler que depuis 1996 se sont constitués des Rites maçonniques forestiers qui incluent, sur la base morale de la Maçonnerie, une initiation aux métiers du Bois, au sein desquels un grade — l’équivalent du Compagnonnage de la Pierre — est structuré à partir des anciens Rituels de Charbonnerie. L’expérience est singulière et mérite qu’on s’y arrête en regard de ce que l’on a vu précédemment. La Charbonnerie archaïque est une initiation pour paria, elle se christianise au XIIème, elle se maçonnise au XVIIIème, se politise au XIXème, meurt au XXème siècle. Au XXIème siècle, elle est réveillée en s’inscrivant dans la lignée de la Maçonnerie des Lumières, en retrouvant le panthéisme de J. Toland et des membres de l’Invisible College. Par le fait, elle retrouve le panthéisme archaïque, se défait des annexions chrétiennes — on y invoque le Prophète des forêts, pas le Christ —, mais fait le choix, au nom de la neutralité maçonnique de ne pas être un outil politique. L’archétype des Rituels maçonniques forestiers les souche sur une réalité symbolique très précieuse qui est celle des initiations de métiers autres que celles de la Pierre. Le fait mérite d’être souligné parce qu’il permet sans doute de jeter des ponts avec d’autres civilisations du Bois, ou d’autres sensibilités moins prométhéennes par rapport à la nature, et plus bachiques et fusionnelles que l’art des bâtisseurs de cathédrales, — ce que le siècle appelle de ses vœux. Au fond, la force de la Maçonnerie du Bois qui est émergente est d’avoir su trouver le contre-pied efficace à une initiation patriarcale, occidentale, masculine, qui vante les mérites de la construction, de la maîtrise de la nature, et qui s’accompagne insidieusement du jacobinisme politique et du monothéisme patriarcal chrétien. Il y a là dans ce réveil de la Charbonnerie inscrite dans les Rituels maçonniques forestiers une force d’avenir qui peut promouvoir la réponse matriarcale, féminine, célébrant la nature plutôt que la brusquant.

Pour autant, si les fondateurs des Rites maçonniques forestiers réinterprètent la Charbonnerie à la lueur des initiations corporatives, ils s’inscrivent dans le régime symbolique qui est celui des Bons Cousins Charbonniers, des hommes d’une initiation de métier, alors que nous pensons qu’il est possible de réveiller, parallèlement à cette voie, une dimension plus spécifiquement carbonariste, c’est-à-dire une voie qui n’est pas tant une initiation issue des classes populaires, produisant à partir de la forêt, qu’une initiation issue et adressée à tous les révoltés dans les marges du système, — et nous y reviendrons au paragraphe suivant. Ce n’est pas que l’un ait plus raison que l’autre. C’est, dans l’échantillon de toutes les sensibilités des Rites, une manière d’insister plus sur l’aspect luciférien que sur l’aspect panthéiste. Mais les deux approches sont liées, et fondées. C’est pourquoi nous présentons ici, après la Charbonnerie archaïque, chrétienne, maçonnique et politique, puis panthéiste, notre carbonarisme moderne (3).

L’objet du présent mémoire est donc de donner les bases pour le réveil du carbonarisme comme société initiatique. Cette dernière propose, ainsi que toute initiation, l’accès à l’Etre, par le biais des symboles comme figuration totale du cosmos. Mais, puisque l’expérience métaphysique de l’Etre transcende et dépasse toutes les catégories de l’enserrement social, linguistique ou moral, le carbonarisme affirme d’emblée que le terme de la quête initiatique est au-delà, au-delà de toute attache ou désignation trop humaine. Certes, toute initiation digne de ce nom sait bien l’absolue étrangeté de l’Etre qu’elle a comme terme. Mais cette révélation, parce qu’elle est énorme, douloureuse, inhumaine, est souvent cachée, cryptée, et révélée au terme de la gnose à ceux des initiés qui sont le plus capables de supporter le contact et l’adhésion avec l’Etre, comme principe au-delà de dieu même.

A l’inverse, le carbonarisme se définit d’emblée comme une société secrète inscrite dans la transgression, et ne cache pas que la fin de son initiation est la rencontre avec un sacré par delà la sainteté ou la religion, par delà bien sûr les tabous sociaux, et qui échappe à tous les déterminismes et les enveloppements humains.

Sociologiquement donc, le carbonarisme s’adresse d’abord au-delà du compagnonnage ouvrier, du bourgeoisisme maçonnique ou du monothéisme intégral, aux exclus, aux marginaux, aux laissés-pour-compte du monde moderne, à tous ceux qui méprisent la bonne santé du corps, de l’esprit ou du compte en banque, pour y préférer la grande Santé en quoi réside le Don pur.

Politiquement enfin, le carbonarisme que nous réveillons ici est le terrain d’entraînement pour le rebelle, le maquisard, l’homme des forêts et des déserts, qui refuse la compromission avec le règne de la quantité, de la masse et de la marchandise. Il appelle à la révolte, prône l’insoumission et l’émergence du franc-tireur, renégat à son siècle, incendié et incendiaire. Adversaire du bourgeoisisme, du capitalisme comme du libéralisme économiste, le carbonarisme opère une très claire séparation entre tradition, modernité et modernisme. Il veut le retour du traditionnel, qui permet l’orientation métaphysique de l’étant vers l’Etre. Il constate que depuis le XVIIIème siècle, la possibilité de la contemplation des fins est réprimée par la multiplication infinie des moyens et des volontés, qui culmine dans le modèle moderniste de la croissance libérale. Il constate aussi que la modernité, comme projet du XVIIIème siècle ne contenait pas le modernisme. En effet, la modernité veut l’émancipation des consciences loin des pesanteurs du paradigme théologique : elle accroît l’autonomie du sujet, qui peut alors produire enfin seul et pour la première fois, les conditions de son orientation métaphysique. C’est pourquoi le carbonarisme, comme initiation métaphysique de la révolte se manifeste sur le terrain politique comme la défense de la modernité (naissance de l’autonomie) et comme l’attaque du modernisme (naissance de l’individualisme). Contre les réactionnaires intégraux, qui confondent et détruisent modernisme et modernité au nom de la tradition ; contre les révolutionnaires intégraux, qui détruisent la tradition au nom du modernisme (capitalisme et mystique de la croissance) ; contre les autres révolutionnaires intégraux qui détruisent la tradition au nom de la modernité (nihilisme marxiste de la subjectivité) ; le carbonarisme détruit le modernisme, en gardant comme fin la tradition (métaphysique de l’Etre) et comme moyen la modernité (autonomie de la personne).

Le carbonarisme est donc une voie noire intégrale. C’est la voie luciférienne de la révolte métaphysique, donc aussi parfois politique. On conçoit depuis l’œuvre de Dumézil que les sociétés indo-européennes sont construites à partir de trois classes fondamentales qui, avant que d’être sociales, sont métaphysiques — ce qu’ignorait Marx. Ce sont les producteurs, les prêtres et les guerriers. Dans les sociétés indo-européennes traditionnelles, d’avant le XIIème siècle, chacune de ces classes disposait d’une initiation de métier permettant à chacun des membres de chacune de ces classes d’avoir un accès perpétuellement ouvert à l’être et au sacré. Ainsi existait-il des voies d’initiations chevaleresques, d’autres sacerdotales, d’autres encore qui étaient des initiations de métiers réservées aux producteurs et artisans. La chevalerie des templiers est une voie initiatique guerrière ; l’apostolat de certaines églises catholiques gnostiques est une voie sacerdotale ; la Franc-Maçonnerie des grades bleus est une initiation de métier des travailleurs de la Pierre. Guénon pense d’ailleurs avec raison que les hauts grades de la maçonnerie écossaise sont un conservatoire des initiations chevaleresques et sacerdotales, destinées à être abritées dans la dernière société initiatique d’Occident, et qui pourront être revitalisées et sorties de la gangue protectrice de la Maçonnerie lorsque les temps seront meilleurs. Ce qui veut dire alors que, tandis que le siècle mettait en sommeil les paradigmes théologiques et chevaleresques, et tandis que la classe ouvrière et le tiers-Etat s’avançaient au devant de la scène historique et politique, les initiations chevaleresques et religieuses durent se réfugier à l’abri des dernières initiations laborieuses et prolétarienne, dans les hauts grades maçonniques. Puisque le paradigme culturel tout puissant depuis le XVIIIème siècle demeure l’imaginaire de la classe populaire, c’est donc au sein du bleu maçonnique que se sont réfugiés le rouge de la noblesse et la blanc de la sainteté. Enfin, si l’on veut parler des Rites maçonniques forestiers qui conjuguent la triple initiation de fendeur, de charbonnier et de forgeron, eux-aussi s’inscrivent pleinement dans une initiation de métier, ouverte historiquement en direction des classes populaires, symboliquement vers l’espace du travail et de la production.

A cette tripartition dumézilienne, Raymond Abellio en ajoute une quatrième, celle des Connaissants dont les membres, dit-il, n’appartiennent à aucune des trois autres, parce que les Connaissants, du fait qu’ils se soient éveillés et accomplis, peuvent indistinctement travailler dans une classe d’initiation comme dans une autre. En conséquence de quoi, les initiés accomplis, les Immortels du Tao, sont, pour Abellio, des êtres dotés d’une humanité nouvelle qui les fait participer indistinctement et indifféremment à toutes les classes qu’ils fréquentent. Il convient de remarquer que Guénon, qui trace plutôt le chemin de la voie sacerdotale, est le défenseur de l’idée selon laquelle l’homme différencié totalise toutes les expériences humaines, ce qui le rend apte à traverser toutes les classes. C’est le concept du madjûb, le jongleur, initié supérieur et inconnu qui revêt les oripeaux des plus pauvres et des plus méprisés pour transmettre la Haute Science. Sans doute alors peut-on reconnaître chez Guénon la même thèse qu’Abellio. Mais, l’erreur d’Abellio est de considérer les Connaissants comme appartenant à une classe sociale supplémentaire, alors que leur qualité première est de pouvoir participer transversalement des trois classes. C’est donc moins une quatrième classe qu’une totalisation métaphysique des expériences humaines, sorte d’" hors-classe " qui permet de se retrouver " à ses aises " dans n’importe laquelle des trois classes précédentes. Guénon est là-dessus plus dans le vrai qu’Abellio.

La thèse que nous voulons ici défendre se veut le prolongement de la lecture dumézilienne de l’initiation, enrichie de l’apport précédent. Nous reconnaissons qu’il existe des sociétés initiatiques qui permettent l’accomplissement des hommes du rang grâce à un outillage symbolique spécifique à chaque classe sociale. Nous admettons en plus l’existence de Connaissants qui traversent les trois classes. Mais nous ajoutons quant à nous une classe sociale et initiatique supplémentaire trop vite négligée par nos commentateurs. Car il existe bien une quatrième classe, ou plutôt, il existe une frange de l’humanité qui est interdite d’accès aux trois classes socialement acceptées, et qui sont les paria, ou intouchables. Qui sont les intouchables, ou invisibles, — et le mot mérite d’être médité — ? Tous ceux là qui, sociologiquement dans la société indo-européenne, font commerce avec l’impur, c’est à dire avec le corps souffrant (chirurgien, femme en règles...), le corps jouissant (prostituée, joueur...), le corps inerte (embaumeur, rapin...), mais aussi avec la crasse (blanchisseur) et la rue (mendiant, mutilé...). Ceux-là, parce qu’ils sont des parias et des invisibles, sont théoriquement bannis et interdits de cité. Et comme dans ces sociétés traditionnelles la distinction entre organisation de la société et ordre métaphysique du cosmos est indifférenciée, cette malédiction sociale ressortit aussi de la malédiction métaphysique. Travaillant avec des matières impures, maudites ou vidées de substance sacrée, ils perdent eux aussi leur statut sacral et simultanément social. Réciproquement, si des hommes dans la cité ont perdu l’intégration sociale pour des raisons diverses (ils ont commis des fautes, des crimes, ou subis des maladies honteuses), ils perdent aussi l’accès au sacré par des voies sociales classiques. Tout est fait pour bannir de ces vies-là l’accès au sacré et l’accès au social, ce qui est la même chose dans la société traditionnelle.

Croira-t-on pour autant que les maudits, les bannis, les exclus se soient contentés d’être mis hors du monde, sans moyen d’accès à l’être ? En ces temps traditionnels, l’exclusion est pire qu’aujourd’hui puisqu’elle est une négation sociale et existentielle mais aussi surtout un anéantissement ontologique. L’exclu n’a plus la langue symbolique d’une classe sociale lui permettant d’accéder à sa place cosmique. Il meurt au monde des hommes mais aussi des dieux. Croira-t-on que le paria acceptera cette malédiction ? Nous ne le pensons guère, et l’historiographie démontre le contraire en ce qu’abondent les témoignages de recomposition d’une ritualisation religieuse et sociale au cœur même des groupes de parias. Le plus intéressant est que ces ritualisations ne sont pas des copies maladroites ou des singeries des cultes desquels ont été bannis les parias. Au contraire, les voies du paria, puisqu’il faut les appeler ainsi, sont porteuses de valeurs propres, qui leur sont intrinsèques et qui ne sont pas que la copie maladroite et nostalgique des valeurs dont l’accès leur a été interdit (4). La chose est normale, si l’on se souvient de l’affirmation d’Abellio, commune avec Guénon : l’homme différencié en contact avec l’Etre traverse les classes et les initiations de classes. Ainsi donc, il est possible, — voire souhaitable dans notre sombre période de Kâli-Yuga selon Guénon —, que l’initié, accompli dans une voie spécifique, ait pu ensuite transporter la perle de l’initiation dans les couches sociales les plus méprisées afin qu’elle y soit déposée à l’abri de l’altération du temps et loin des passions des hommes du siècles, ceux-ci n’imaginant pas qu’il puisse y avoir des dépôts initiatiques de grande valeur dans des organisations corporatives les plus méprisables. C’est la raison pour laquelle il est non seulement possible sur le plan psychologique, mais nécessaire sur le plan initiatique que les couches extra-sociales de parias et de maudits aient été les dépositaires d’initiation de meilleure qualité.

Or la thèse que nous voulons défendre, et que nous avons laissé entr’apercevoir depuis déjà quelques pages, c’est que la Charbonnerie historique n’est pas une initiation de producteur, mais une initiation de paria.

Nous reconnaissons cependant bien que la tendance naturelle ait pu être de la part des Bons Cousins Charbonniers une reconnaissance et une amélioration de leur statut grâce à l’ascension sociale, et, partant en faisant passer leur société comme une société non plus de cosmocaustes ou de révoltés métaphysiques, mais de producteur du Bois (5). Mais nous n’en sommes pas là, et ce qui nous intéresse et concerne, c’est d’abord la Charbonnerie dans sa version primordiale et primitive, c’est-à-dire non comme une initiation d’hommes de métier, mais comme une initiation pour tous les " en-dehors ", pour reprendre le joli mot de l’anarchiste Zo d’Axa, en-dehors sociaux, politiques et religieux. A la voie rouge qui est la voie chevaleresque, à la voie blanche qui est la voie sacerdotale, à la voie bleue qui est la voie corporative de métiers s’ajoute donc la voie noire (6) des en-dehors, toujours délaissée par nombre d’ésotérologues (7).

La question se pose enfin de savoir quelles sont les valeurs véhiculées par les parias. Disons qu’elles sont les contre-valeurs des autres initiations, négations transfigurées systématiquement en propositions positives. Ainsi, là où les initiations de métier glorifient le Travail, les parias font l’éloge de la fainéantise et de l’indolence. Là où les initiations chevaleresques vantent l’obéissance, le sens de la hiérarchie et les codes de l’honneur, les parias mettent en avant le refus de la domination, la haine des chefs, l’orgueil insolent devant toutes les formes d’autorité, le détachement ironique, le respect de l’irrespectueux, l’éloge du mendiant, du bon à rien et du voleur. Enfin, là où le sacerdoce perfectionne le sens du sacrifice, l’impeccabilité du rite et la foi, les parias insistent sur le souci de soi, la dérision et la sagesse du cynique et l’amour de la vacuité.

Quelle figure dominante se trace donc dans la fraternité des en-dehors ? Un personnage cossérien, mendiant arrogant anobli par sa fainéantise et son détachement princier. Usant de la violence pour subvertir les institutions et l’esprit de sérieux, il n’oubliera jamais que la mort vient à celui qui prend la violence au sérieux et qu’elle même n’a de valeur qu’inscrite au fronton de la dérision.

La voie noire des en-dehors est donc principalement une voie ascétique du dépouillement de soi, afin que transparaisse avec plus de force encore l’imposture universelle du bourgeoisisme, avec ses désirs vains et sophistiquées, ses égards pour la bêtise médaillée et encostardée. Elle privilégie le détachement, la dérision et la subversion des illusions sociales. Sa couleur est le noir, son mot de passe l’éclat de rire, son signe le haussement d’épaules et son attouchement, le vol à la tire.

§1 — Du temps de la Race des sans-roi

D’aucuns voudront savoir pourquoi il faut réveiller aujourd’hui le carbonarisme, comme initiation subversive, métaphysique et révolutionnaire. Que la question se pose aujourd’hui est d’ailleurs un des signes des temps qui montre l’état d’anesthésie dans lequel on sombre aujourd’hui.

Si la société traditionnelle est étymologiquement celle qui peut transmettre quelque chose, c’est donc que l’histoire glisse pour ainsi dire sur elle, et que les mutations sont mineures, qu’elles ne remettent pas en tout cas en cause le mode de vie d’une génération à l’autre. La société traditionnelle conserve ce cap et résiste aux altérations du temps, de la dégénérescence des générations, ou n’est pas altérée par la mort des individus qui la composent, parce qu’elle est toute entière orientée à partir de valeurs qui transcendent les seules conditions historiques et mortelles. C’est donc grâce à ce pivot transcendental qui rythme toute la vie de la société traditionnelle que les enseignements du passé valent encore pour le présent et que l’ensemble du corps social résiste à la mort. De quelle nature est cette transcendance ? Par une définition négative, nous dirons qu’elle est l’ensemble des valeurs qui ne changent point et qui résistent à la mort. C’est, par extension, la transmission d’un art de vivre dont les fondements sont spirituels, c’est-à-dire qu’ils s’axent autour de données qui dépassent les contingences de la matérialité, soumise à la transformation et à la corruption. De manière positive maintenant, la société traditionnelle se construit autour de valeurs transcendantales, c’est-à-dire de valeurs qui ne font pas que référence à l’existence contextualisée et mise en situation des individualités qui composent la société, mais ces valeurs renvoient à l’Etre, comme valeur qui transcende toutes les valeurs qui peuvent être promue dans l’existence. Cette transcendance peut-être religieuse comme elle peut ne pas l’être, sachant que si idée de Dieu il y a dans la société traditionnelle, c’est Dieu comme un tout autre, un absolu étranger, et non celui à qui l’on se confesse ou que l’on prie. Nous sommes ainsi plus proche des théologies gnostiques et de leur dieu étranger, plutôt que des modèles des traditionalistes. C’est pourquoi toute société traditionnelle se construit autour de valeurs transcendantales dont l’enseignement est ésotérique. Cet ésotérisme n’est pas une fantaisie de quelques envieux qui veulent ainsi confisquer le pouvoir. Il s’agit d’une nécessité parce que ces valeurs, du fait de leur transcendance, ne peuvent être dites dans les mots ordinaires de l’expérience commune. De la même manière, qui sont les sages qui détiennent les secrets traditionnels ? Des êtres ayant quitté le conditionnement purement existentiel, et se rattachant, d’une manière ou d’une autre à cette transcendance.

Comment activer cette transcendance pour redonner aux générations nouvelles la puissance d’affronter la décadence du temps ? Par le mythe et le rite. Toute société traditionnelle en effet est constituée à partir d’un mythe fondateur dont la fonction est de donner, dans une langue allégorique, cryptée et symbolique les clés explicatives de la transcendance. C’est-à-dire que l’existence est éclairée, non pas par rapport à elle-même, mais du point de vue des dieux qui la firent, sachant que l’angle de vue des dieux résiste à une désignation arrêtée puisqu’il est identifié dans une langue symbolique et métaphorique. Les légendes qui expliquent la naissance du monde et la raison d’être des hommes ont donc pour fonction de pointer l’axe transcendantal tout en le masquant à travers l’expression allégorique, de telle sorte que le discours fondateur est autant ouvert que fermé. Il ouvre les hommes vers l’au-delà de l’immanence de leur existence, mais il en ferme l’accès pour éviter l’appropriation de cette transcendance par ceux qui, manifestés dans l’immanence, dénatureraient par essence l’enseignement, puisqu’ils " l’immanenteraient ". Ce mythe n’est pas raconté ou expliqué à travers les données de la rationalité, ce qui le mettrait en danger d’immanence, mais au contraire il est vécu par le rite. La fonction du rite est donc d’actualiser les potentialités du mythe, ou, pour le dire autrement, d’ouvrir sur la transcendance par laquelle on échappe à l’inéluctable de l’histoire et l’imminence de la mort. C’est pourquoi, au cœur de tout rite mettant en scène un mythe traditionnel, il y a des recettes d’immortalité, c’est pourquoi toute cérémonie traditionnelle bloque le cours du temps et régénère tous les participants. Enfin, c’est la raison pour laquelle les initiés, ceux qui connaissent les rites et les mettent en oeuvre, ont contact avec l’Etre, au-delà de leur existence propre. Ainsi, toute initiation procède-t-elle d’une désindividuation, faisant de l’initié plus que lui-même, et lui donnant la possibilité de s’inscrire dans un au-delà de l’histoire, de son histoire, donc de sa mort. La transpersonnalisation qui se constate parfois même sur les traits des visages des initiés des sociétés traditionnelles témoigne de cela : qu’un pont a été tracé jusqu’à l’au-delà du discours et du sens, d’au-delà des catégories closes, jusque dans la totalité qui précède les manifestations.

De telles sociétés traditionnelles offrent à leurs membres l’opportunité de mettre en oeuvre des rituels grâce auxquels ils échappent à la détermination, et font l’expérience de la liberté absolue, l’expérience de l’indétermination métaphysique. Les membres des sociétés traditionnelles ne sont pas plus ou moins heureux que les hommes des sociétés modernes — de toutes façons l’extension de l’eudémonisme cyrénaïque est une valeur récente —, ils sont plus accomplis dans leur humanité, vibrent ontologiquement à un plan supérieur, si l’on postule que l’homme est orienté métaphysiquement et apte à Connaître, c’est-à-dire à échapper à sa naturalité pour s’unir à ce point d’éternité duquel il procède.

§ 2 — Le bourgeoisisme comme imposture universelle

Il est difficile de donner une origine historique à la modernité. On pourra indistinctement prendre les premières règles de droit édictées par Guillaume d’Ockham touchant aux droits de l’individu, comme à l’entrée dans la Réforme. Nous préférons retenir trois étapes qui font datent dans l’histoire de l’Occident moderne : d’abord la sédentarisation des tribus et l’apparition de la propriété privée, ensuite, le XIIème siècle et enfin le XVIIIème siècle.

Il est bon sans doute de retourner au témoignage indirect de Platon, qui, à certains égards, a conservé quelques bribes de la Tradition, notamment lorsqu’il réfléchit au politique. Car Platon est d’abord un auteur réactionnaire, pessimiste, qui ne croit pas au progrès mais qui pense que les lois ont pour fonction d’arrêter l’involution et les dégradations de la société. Cette inquiétude au cœur de la pensée réactionnaire du platonisme peut être comprise par l’intuition que les temps traditionnels sont déjà derrière soi, et que l’entrée dans l’âge noir est engagée. Aussi le philosophe n’a-t-il pas d’autre recours que de sonner l’alarme et de mettre en garde contre l’accuentuation de l’écart par rapport aux normes traditionnelles. Or, Platon est là-dessus très explicite pour décrire le début de la chute, par l’emploi du mythe. L’entrée dans la séparativité se fait lorsque s’organise une lutte entre " une race d’or et d’argent " qui veut maintenir la vertu et la Tradition, et une " race de fer et d’airain " toute asservie à la recherche du gain. L’issue de cette lutte est double : d’une part l’édiction de lois agraires qui proclament l’appropriation individuelles des terres et l’abolition du collectivisme ; d’autre part, la domination de la caste des guerriers, qui se détournent de l’étude de la vertu et aspirent à l’enrichissement individuel par l’exploitation des agriculteurs. L’image est forte : elle enseigne que, si la tripartition dumézielienne est un fait conaturel à l’état traditionnel, la domination oligarchique des kshatriya, est une décadence qui s’origine dans la disparition du communisme primitif. Il y a donc, à la source de la séparativité anti-traditionnelle, l’émergence de l’exploitation des vaishya par des kshatryia ayant succombé à l’enrichissement et à la domination.

Pire encore, le féodalisme verra ces guerriers ayant sombré dans l’oligarchie et la propriété privée s’associer et s’entendre avec les brahmanes pour asservir le prolétariat des campagnes et des villes, et leur retirer toute possibilité à produire leur propre accès au sacré. Que l’institution guerrière, en l’occurrence royale avec Philippe le Bel, se mette en tête de s’attaquer à l’institution religieuse n’a au fond que peu d’importance. Et le débat pitoyable entre Guelfes et Gibelins, ordination ou adoubement, Guénon et Evola, pour savoir s’il faut rendre le pouvoir aux guerriers de l’empire ou aux prêtres de la royauté n’est qu’un combat d’arrière garde un peu pénible, qui entérine déjà l’avancée de la contre-initiation. Le retour à la tradition ne peut se faire qu’en remettant en cause l’autorité de l’un ou de l’autre sur les serfs et les travailleurs libres. Car la Tradition excluait la hiérarchie sociale, laissant à toutes les classes le pouvoir sur elle-même et l’accès à l’être sans qu’aucune n’exerce de pouvoir sur aucune. La question du pouvoir au XIIème, spirituel ou temporel, n’a pas à être posée en des termes d’autorité (et sur le plan de la puissance effective, il est certain que c’est le prolétariat unifié qui la contient toute entière) car le XIIème siècle est déjà une chute, et il n’y a, à cette époque, plus rien de bons, ni chez les financiers précapitalistes qu’étaient les templiers, ni chez les prêtres marieurs de fortune et de bâtards pour la mafia couronnée.

A partir de là, la société est administrée par un pouvoir politique séparé dans ses vues du pouvoir religieux. L’émergence d’une administration et d’une bureaucratie d’Etat culmine avec le désenchantement du monde et l’extradition des valeurs sacrales du quotidien telles qu’elles peuvent être éprouvées dans la société traditionnelle. Il reste alors à céder ces structures de gouvernement à une oligarchie complètement étrangère aux données de la Tradition, — et ce fut chose faite avec les révolutions bourgeoises française et américaine du XVIIIème siècle. A ce moment la dernière aristocratie, héritière abâtardie des derniers vestiges de l’Art Royal, est boutée hors du pouvoir par la jeune bourgeoisie qui, en s’emparant des biens nationaux s’empresse de confisquer le pouvoir qu’elle arrache au prolétariat des villes et des campagnes. Pour s’assurer la totale mainmise du pouvoir, elle institue le modèle du libéralisme économique. Ainsi la cité n’est elle plus administrée selon les règles transcendantales contenue par le mythe mais par la bourgeoisie dont la seule mesure de la valeur est l’utilité en des termes marchands. Classe quantificatrice, uniquement tournée vers l’accroissement de capital, elle élimine les valeurs de l’héroïsme ou de la piété qui ne rapportent rien, et qui au contraire s’inscrivent dans le régime contre économique du don, de la dépense et du sacrifice. Enfin, elle institue comme valeur suprême le travail, qui est le fond archétypal de la classe populaire et productrice, mais refuse pour elle-même le travail vivant qui est l’Œuvre, et préfère instituer la capitalisation du travail mort des autres, qui est l’accumulation de la richesse gagnée sur l’exploitation des plus pauvres. La bourgeoisie, comme modus vivendi tournée vers l’accumulation de la richesse volée par ceux qui produisent, enfante alors un nouveau genre d’oligarchie. Le pouvoir n’est pas exercé par la bourgeoisie selon des fins morales, — elle en est incapable —, mais à travers de simples données quantifiables, chiffrées, monétarisées. Alors apparaît le répugnant modèle de la démocratie bourgeoise qui installe à la tête de l’Etat ceux-là qui sont les plus aptes à accroître la marge bénéficiaire de la société et à diminuer le déficit d’Etat. L’extension du régime de la marchandise va de pair avec la réduction de l’homme au rang d’esclave au service des objets qu’il doit produire ou consommer. C’est pourquoi l’horizon du libéralisme et de la libre-entreprise n’est pas autre chose que le camp de concentration où la totalité de l’être humain est ramené à une énergétique du coût et du bénéfice. Vivant, il travaille à produire des richesses économiques. Mort, il est lui-même réduit en un bien de consommation courante : bougies en suif humain, lingots de dents d’or, édredon de chevelure humaine.

Pour accroître sa domination, la bourgeoisie invente aussi l’individualisme, qui se construit comme le reflet inversé des normes de la personnalisation transcendantale. En effet, la distinction et les affaires de goût ne sont pas le fait d’un processus de détachement fondé sur une métaphysique de l’existence mais, au contraire, les données de la subjectivité sont issues de la composition artificielle de désirs et de besoins nouveaux, créés de toute pièce pour répondre à l’insatiabilité du marché. A l’opposé du détachement initiatique, le bourgeoisisme invente et fabrique à la chaîne des subjectivités attachées, enchaînées, intéressées, passionnées. Quand il est fait mention des droits de l’homme, on vante avec raison le droit au bonheur de chacun, sans cependant préciser que l’appel des cimes ou le changement ontologique est devenu proprement impossible depuis que l’horizon est borné par cette obligation au bonheur horizontal, eudémonisme qui cerne la singularité humaine afin que pas une de ses aspirations ne puisse être spiritualisée, sublimée, transfigurante. C’est le cas du désir, qui pourrait être, convenablement jugulé et réorienté, un fantastique moyen d’ascension spirituel, et qui devient dans la geste de l’individualisme bourgeois en quête de son bonheur l’objet d’un assouvissement obligatoire, rendu impérieux par les sollicitations du spectacle bourgeois de la consommation/consumation. Il y a donc au cœur du bourgeoisisme une nécrose terrible où la vie est séparée de l’existence, les hommes n’ayant à donner à leur existence que des simulacres d’intensité qui leur sont imposés par le totalisme de la représentation bourgeoise du monde. Et si aujourd’hui le rebelle au bourgeoisisme veut au moins conserver l’indépendance de son jugement, il a fort à faire avec la mise en spectacle permanente de la représentation bourgeoise du monde, de telle sorte que l’on assiste pour la première fois dans l’histoire de l’humanité à une séparation nette et sans recours entre la culture, la vie et l’existence. L’homme moderne assiste, impuissant à la séparation de son existence et des forces de vie, constatant que les forces vitales se réfugient dans certaines formes d’art qui semblent de plus en plus étrangères à son expérience. Réduit au rang de machine vidée du désir qui pourrait le faire tendre vers un ailleurs, cet homme-là, skinnerisé par le bourgeoisisme, est destiné à être le type unique, une fois que tous les failles par lesquelles le changement de régime ontologique peut se faire seront comblées. Alors règneront les temps des cadavres en pleine santé, vaccinés, bronzés, et au sourire éclatant.

§ 3 — La mystification du messianisme prolétarien

Et lorsque le bourgeoisisme laisse la place à sa propre contestation, encore n’autorise-t-il que la parole de ses frères ennemis, marxisme ou gauchisme, lesquels veulent engager le processus révolutionnaire pour restituer la vie à l’existence en mettant à bas le système marchand. Soit, mais la révolution ainsi préconisée veut conserver l’appareil d’Etat afin qu’il soit instrumentalisé par le prolétariat, rendu conscient par ses luttes pour qu’il l’utilise à socialiser les moyens de production. C’est beaucoup espérer du prolétariat dont Marx disait le premier qu’il était d’abord incapable, en période d’exploitation, d’avoir des propres valeurs. Ecrasé par le bourgeoisisme, il ne fait pas autre chose qu’aspirer aux valeurs du mode de vie bourgeois, de telle sorte que ses propres revendications en feront demain le continuateur du mode d’existence qu’il conteste aujourd’hui. Marx prétend cependant que le moment révolutionnaire, parce qu’il permet au prolétariat d’être l’agent de l’histoire, lui fait voir clair à travers le jeu de l’illusion idéologique. Il renverse donc les fausses idoles auquel il adhérait, et peut donc à partir d’une recomposition des rapports de force dans la production, envisager une nouvelle conception de la justice, du bien commun ou de la morale. Soit, nous l’entendons bien, mais peut-il pour autant rendre à sa vie une verticalité où l’appel de la transcendance résonne ? Pas dans le marxisme où toute donnée traditionnelle au sens où nous l’entendions précédemment n’est jamais affirmation de valeurs plus hautes, mais au contraire, fuite dans les nuées des opiacées de la religion. En fait Marx entretient d’une part la confusion entre religion et spiritualité, et d’autre part ne conçoit pas le sentiment religieux autrement que comme une aliénation de masse, alors que dans le cas qui nous concerne, la libération par la transcendance est d’abord le fait d’une singularité qui va en marche vers son propre anéantissement et sa propre destitution existentiale, afin de renaître à son essentialité. Alors la volonté de renverser le bourgeoisisme par une élite avancée du prolétariat – elle-même rangée sous la bannière de l’objectivation et du bourgeoisisme - ne ferait qu’avancer la décadence du monde moderne, et le lancerait plus avant encore vers sa propre perte.

D’autre part, il est notable de constater que le productivisme marxiste, comme le productivisme libéral vantent la course à l’avenir. L’avenir est gros de promesses généreuses, entend-on chez l’un et chez l’autre, comme si c’était de l’imminence de la révolution ou de l’immanence du retour de la croissance qu’il fallait espérer demain une amélioration du statut de l’humanité. Sur cette croyance au progrès, la société traditionnelle est très claire, et, comme le dit si excellemment Schopenhauer, la vie humaine est une faillite. Elle tend nécessairement vers la mort et la dissolution de soi. C’est pourquoi il n’y a rien de bon à espérer de l’avenir, pas plus qu’il ne faut croire en lui. Le pessimisme réaliste de la société traditionnelle, devant le néant de la mort met au point des techniques de transcendement de l’historicité humaine à travers le rite et le mythe, là où la désarmante naïveté marxiste (ou libérale) se lance aveuglément dans l’avenir pour y projeter son bonheur. Il y a là quelque chose d’infantile, nous le disions, mais aussi de dé-ment, au sens étymologique, puisque privé d’esprit. En effet, le bon sens veut que sans attendre nous nous préoccupions de la seule chose qui vaille la peine : la propre néantisation de notre existence. L’insensé du marxisme ou du progressisme libéral est de croire que demain les choses changeront en mieux pour l’homme. Penser à demain sans penser à sa néantisation est une stupidité. Elle est au cœur du marxisme, qui fait ainsi la réponse au libéralisme et renvoient l’un et l’autre à ce qu’Abellio disait être, avec un mépris bien senti : " une bataille d’ingénieurs ".

A notre avis même, mais ça n’est pas l’objet de ce travail, les situationnistes firent de tous les gauchismes, la meilleur critique du monde bourgeois, en insistant d’abord sur sa dimension d’imaginaire et de métaphysique qui englobe désormais la totalité du monde manifesté, jusqu’à la subjectivité des individus. L’analyse est la plus puissante, mais les réponses sont infiniment décevantes en ce qu’elles ne préconisent là encore pas autre chose que la libération quasi instinctuelle du désir, ce que s’empresseront de reprendre les publicitaires dans les années d’après 68. Il eût mieux fallu pour les situationnistes aller au-delà du surréalisme et toucher ce que pressentirent les acteurs du Grand Jeu, la vie mise à nue comme un squelette, pour mener jusqu’à son terme le combat. Mai 68 eût été alors une vrai fête, et les réels tabous bourgeois eussent été vraiment levés : haine du bonheur, haine de la masse, haine de la production, haine de la haine.

Au passage, le slogan de 68, " jouissez sans entrave " n’est pas une invitation à la débauche instinctuelle. Le mot est repris du socialiste utopiste — comme diront les marxistes — Fourier, qui, avant d’être socialiste ou utopiste, est hermétiste et franc-maçon. Sa théorie des passions est très intéressante en ce qu’il invite à leur libération, sous la condition du postulat selon lequel ils sont l’émanation de la volonté divine. Il a là quelque chose à méditer qui n’a plus à voir avec la passion animale — n’en déplaisent aux fils de pub, mais avec la force d’âme faisant un avec la force de vie qui irrigue le cosmos. En une allégorie hermétiste, nous pourrons dire que l’utopisme fouriériste cache une philosophie de la volonté où la volonté de l’homme accompagne et s’accouple à la force vitale du monde. C’est, on l’a compris, un très fort message hermétique, qui veut faire de l’initié des temps nouveau celui qui a capté en lui l’essence du monde, le spiritus mundi, et grâce auquel il peut ensuite accomplir sa propre héroïsation, sa propre royauté. Qu’en auraient dit les manifestants de mai 68 si sur les murs de la Sorbonne, les situs avaient bombé : " Non à la mort ! Nous exigeons la libération inconditionnelle de notre camarade l’immortalité ! "

§ 4 — La bêtise crasse du fascisme

Devant ce constat sans appel, certains appelleront de leurs vœux le retour d’un dictateur mettant fin aux errements de la bourgeoisie, et instaurant un Etat fort qui pourra imposer l’autorité spirituelle qui manque au corps social par une reconstruction totale de l’existence (c’est l’enjeu du totalitarisme et de l’impérialisme évolien). Il s’agit là d’une illusion de plus à verser au dossier des griefs contre la modernité. En effet, la société traditionnelle tient parce qu’elle offre à tous les membres qui la constituent des voies de salut par des initiations de métiers adaptées à chacune des classes qui la composent, organisées de manière organique. C’est-à-dire que la constitution sociale est analogique à la constitution cosmique. Y a-t-il alors une autorité étatique dans la structure traditionnelle ? Non, il faut le souligner sans ambiguïté. En effet, l’Etat apparaît assez récemment dans l’histoire humaine comme un ensemble institutionnel qui encadre et contient le corps social à l’intérieur de limites qu’il serait spontanément tenté de dépasser, et c’est là qu’il apparaît dans toute son ambiguïté. C’est en effet que la structure d’Etat apparaît comme un principe censeur et correctif qui jugule ce qui se passe dans la sphère sociétale, mais qui lui est extérieur. Or comme dans la société traditionnelle, ce qui advient au corps social est légitimé par une sorte de fatum cosmique, alors le correctif imposé par l’Etat est compris comme une pression artificielle, anti naturelle mais aussi contraire à l’ordre voulu des dieux.

Nous en voulons deux preuves à travers les deux caractéristiques fondamentales de l’Etat : premièrement, l’Etat a le monopole de la violence, comme dit M. Weber, c’est-à-dire qu’il est le seul à pouvoir utiliser la violence contre la société, sans que nul dans la société n’aie la possibilité à recourir à l’exercice du droit privé du glaive. C’est-à-dire que par sa genèse, l’Etat se met dans une situation de force et de coercition par rapport à la société. Secondement, l’Etat fonde toujours historiquement la légitimité après la légalité. C’est-à-dire que ce recours à la violence que l’Etat exerce contre le corps social, il l’inscrit ensuite dans le régime constitutionnel puis argue du fait qu’il coïncide avec la morale afin d’éviter les contestations de la législation nouvelle qu’il invente. De telle sorte que, en raison de ces deux éléments, l’Etat est à la fois le juge et le parti dans une aventure de pouvoir dont l’enjeu est le contrôle de la société civile, à son insu et malgré elle. Ce qui veut donc dire que l’apparition de l’Etat va de pair avec la perte de la naturalité ou de la valeur cosmique de la société, puisque l’Etat entend bien ne pas s’en satisfaire, la corriger et le reconstruire selon sa volonté, sans hésiter à recourir à la violence s’il le faut. En conséquence de quoi, la première des subversions de la société traditionnelle apparaît au moment où celle-ci se voit chapeautée d’un Etat qui la régente selon des principes qui lui sont extrinsèques. L’Etat apparaît après la défaite des Races d’Or et d’Argent contre les Races de Fer et d’Airain qui l’inventent pour justifier de la confiscation des terres et de la violence qu’ils exercent contre les agriculteurs. C’est historiquement une donnée confirmée par la paléographie : l’Etat vient avec l’arpentage, la propriété privée, et la guerre. Avant même le XIIème siècle, avant le XVIIIème siècle, le fait que l’Etat soit apparu, — et qu’il se soit définitivement affirmé sans doute avec l’empire romain et le christianisme contre le fédéralisme tribal celte —, dès le IVème siècle, est l’un des signes de la chute de la société traditionnelle. C’est d’ailleurs tout l’enseignement de l’ethnologie moderne — on pense notamment à P. Clastres — que d’avoir su mettre au jour des sociétés sans Etat et qui sont justement des sociétés traditionnelles. Pourquoi les sociétés traditionnelles n’ont-elles ainsi nulle part de pouvoir centralisé et institutionnalisé ? Pourquoi la société traditionnelle est-elle an-archique ? Parce que chacun des membres du clan ou de la tribu donne spontanément son assentiment à l’organisation sociale. Et pourquoi y a-t-il l’acceptation des données sociales ? Parce que le moindre geste du quotidien, le plus modeste acte de socialité est recouvert et pénétré d’une dimension sacrée indéniable, de telle sorte que chaque individu, au quotidien, dans sa pratique la plus ordinaire s’oriente métaphysiquement dans un cosmos qui lui laisse place et qui sublime le moindre de ses gestes pour l’inscrire dans une geste héroïque, magique et sacrée. Alors l’ordre social n’est pas considéré comme à changer puisqu’il offre l’opportunité à tous, en tout temps et en tout lieu de pratiquer le retour à l’être. C’est pourquoi le correctif que serait l’Etat réordonnateur d’une société écartée des normes cosmiques et naturelle devient inutile dans les sociétés traditionnelles.

Il y a apparemment quelque chose de paradoxal à considérer que la société traditionnelle est anarchique. En effet, la tradition est l’axe qui renvoie à un au-delà du temps et de la mort. A ce titre, comme l’a bien signifié l’ethnologie, toute société traditionnelle est aussi archaïque, c’est-à-dire qu’elle s’enracine dans un archê, une racine, une ancienneté. L’anarchie de la société traditionnelle ne doit pas être entendue en des termes métaphysiques, mais lorsque l’Etat, émanation temporelle qui lutte contre son propre dépérissement se fait passer pour la racine très ancienne, légitime et immémoriale, naturelle et cosmique, c’est une usurpation d’identité. L’Etat est l’outil d’oppression du sacré des classes laborieuses ; il est d’invention récente, et ses prétentions à être une archê immémoriale doivent être combattues. C’est à ce titre qu’on ne verra pas, dans les sociétés traditionnelles d’Etat et c’est pourquoi il n’en faut pas. Avec l’Etat vient le désenchantement, la bureaucratie, la mort des mages enterrés sous les autoroutes et la dissolution des âmes dans la grande paperasserie.

Les deux seuls auteurs d’ésotérisme politique qui valent la peine, Evola et Guénon, n’ont pas compris cela et ont pensé l’Etat — plus exactement le représentant de l’Etat — comme pontifex, c’est-à-dire comme celui qui fait le pont entre le monde des hommes et le monde divin. L’idée, originée dans une nostalgie féodaliste, néglige le fait que l’Etat est une invention récente qui apparaît, dans le meilleur des cas avec la sédentarisation des tribus itinérantes, parce que la division du travail incite les riches — prêtres et guerriers — à forcer les pauvres — producteurs — à travailler. A cet instant, le prolétariat dominé socialement par l’Etat se pense aussi dominé spirituellement par les initiations chevaleresque et sacerdotale. Il lui apparaît que le peuple n’est pas apte, cosmiquement, à l’autogouvernement. Ses initiations de métier réservent donc l’Art royal aux guerriers et aux prêtres. Cette perversion historique qu’est la naissance de l’Etat et la domination des guerriers et des prêtres a induit une modification des rituels initiatiques des sociétés de métier qui firent disparaître de leur apprentissage spécifique l’Art royal comme moyen de ne plus obéir et de se pouvoir commander à soi-même. On retrouve cependant des réminiscences de cette opérativité bien réelle dans l’Art royal maçonnique, encore qu’il faudrait savoir combien de Maçons apprennent en Loge à se couronner eux-mêmes.

Par conséquent, tout renforcement du pouvoir d’Etat se fait au détriment de l’organisation — au sens d’organique — de la société. Et l’accentuation du régime de contrainte sur le corps social, l’extension du régime bureaucratique — grands Etats modernes — ou du régime policier de censure ou d’autocontrôle, tout cela ne peut aboutir qu’à accroître au cœur du corps social le sentiment d’une faillibilité, d’une immaturité, d’une incapacité à se soucher sur les plans métaphysiques. Quant à croire que la réorientation métaphysique des individus qui composent la société puisse se faire malgré eux à travers l’exercice de la violence d’Etat, c’est une niaiserie, car on ne peut pas être contraint à la sagesse, pas plus qu’au détachement. Il ne peut y avoir de modèle politique qui rende la tradition qu’à la condition qu’il ne procède pas par la violence sur la structuration sociale. On ne peut décréter d’en haut, à coup de trique ou de circulaire l’accès aux dieux...

C’est pourquoi l’idéologie fascisante, antirépublicaine qui voudrait se défaire de la modernité et du bourgeoisisme en restituant l’empire ou le papisme n’est qu’une impasse parce que le papisme ou l’impérialisme conquérant d’un Etat dictatorial sont déjà des voies substituées (3).

§ 5 — Néo-carbonarisme et dépôts initiatiques

Nous avons vu plus haut que les hommes absolument différenciés circulent indifféremment d’une classe à l’autre. Or, les âges noirs sont les plus incertains pour les accès à l’être qui se referment au fur et à mesure des avancées du bourgeoisisme. Et sans doute n’y a-t-il en Occident plus trop de temples au toit crevé par lequel contempler les étoiles. Les églises ne méritent pas même qu’on en parle ; le Compagnonnage peut encore peut-être en être un ; la Maçonnerie aussi. Mais, en ces temps où la persécution menace toujours l’Asile des sages, les Connaissants d’Abellio, les Immortels du tao ou les Adeptes de l’Art auront à confier leurs dépôts dans des sanctuaires que méprisera la masse et l’élite, comme ils le firent en cachant les arcanes de la Haute Science dans les farces de Rabelais ou les picaresques aventures de Don Quichotte. C’est pourquoi le réveil de la Charbonnerie peut être une aubaine en ce que, sitôt qu’elle sera réactivée, elle attirera par devers elle autant de bouchers célestes que de voleurs minés par la traque, autant de romanichels voleurs de poules que de sincères cherchants allant aux limites extrêmes de ce que l’initiation de l’Occident noir peut leur conférer. C’est cet environnement qui sera propice pour y déposer les Arcanes en attendant que le cap soit passé. Aussi devra-t-on déjà fortifier les deux grades symboliques, puis élaborer un système de hauts grades (il y en avait cinq dans la Charbonnerie de métier italienne) qui seront les conservatoires de la tradition. Ainsi, au moment de la fin du comput, on peut raisonnablement espérer que ce dépôt, méprisé, décrié, ridiculisé pourra passer intact de l’autre côté et servir à reconstruire sur les ruines de la modernité.

Enfin, toute initiation, en tant qu’elle est expérience singulière et intime de sa mort, doit pouvoir aussi apporter quelque chose à l’impétrant. Si le carbonarisme militant — militaire ? — que nous décrivons ici est une opportunité métaphysico-politique, s’il est un asile sûr pour la transmission de rituels de hauts grades, il est en plus pour le carbonaro un moyen de foudroiement excellent.

Le néo-carbonarisme est porteur de valeurs qui consacrent l’auto-héroïsation du carbonaro intégral. Sur ce point, il convient de rappeler que l’hermétisme traditionnel paraît être d’abord une technique de captation du menstruum universale par lequel se peut faire la régénération intégrale de la nature, réintégrant ses qualités ontologiques, et échappant à la peccabilité inhérente à sa nature manifestée. Les techniques opératoires de l’Art d’Hermès ont pour fonction la recherche d’un pouvoir — au sens où le sorcier traditionnel est un homme de pouvoir, même s’il n’exerce pas de responsabilité politique (4) —, du pouvoir qui préexiste à la forme et qui en est la cause et la source. C’est pourquoi, si la voie héroïque (5) est la manifestation objective de la volonté et de la puissance — est puissant celui qui peut néantiser ce qui n’est pas lui —, alors elle a beaucoup d’analogie avec l’hermétisme traditionnel dont la fonction semble bien d’actualiser la puissance d’une personne en descendant graduellement jusqu’à la racine pivotale où elle est cause d’elle-même (6). La production d’un certain type d’initiés comme héros produits par leur propre volonté dans l’épreuve de l’action, production déterminée par les spécificités des rituels carbonari que nous proposons, est compatible avec l’Art d’Hermès, et c’est pourquoi nous pensons qu’à ce titre, il y a place, dans les futurs hauts grades carbonari pour de tels dépôts.

En effet, le carbonarisme peut être une voie de l’action, comme expérience réalisatrice, non limitée aux domaines des mystères, mais heureusement destinée à mettre en œuvre une praxis pour un monde où tous les accès au mystères sont obturés, où seules ruines et cendres demeurent. Le carbonarisme, comme voie noire, disions-nous, peut être une technê adaptée à ceux qui sont passés au stade du nihilisme existentialiste, mais l’ont transcendé dans la positivité du nihilisme du nihilisme. L’initiation peut être acquise, dans un monde agonistique, par la voie héroïque de la transgression.

Or, quelle est celle-ci ? D’abord, elle doit passer par cette révolte métaphysique sur laquelle nous avons longuement insisté et qui doit être au cœur de l’Apprentissage carbonariste. Ensuite, les motifs mêmes qui avaient implicitement nourris cette révolte disparaissent, se dissolvent et deviennent illusoires pour le type d’homme nouveauté ressuscité par le grade de Maître (7). Si l’homme moderne, étourdi et effrayé par le vide métaphysique qui cerne de toute part sa solitude, se réfugie dans les systèmes réconfortants et illusoires des montreurs de marionnettes et des démagogues de tout poil, l’initié traditionnel se passe des opiacées et des valeurs de substitution, parce qu’il porte en lui sa propre norme spirituelle et transcendantale.

Alors, à cet instant, l’initié au Noir de charbon s’ouvre à cette essence absolument étrangère en lui, absolument indifférente aux conditionnements de toute sorte, nature propre, source obscure et inconnaissable de laquelle tout procède, force primitive et primordiale et volonté pure et qui coïncide avec sa nature profonde. Alors l’initié revenu à une personnalité transcendantale, atomique et imputrescible est-il lavé des impulsions secondaires de son caractère. Mais cette rencontre avec le Soi de soi ne se peut faire qu’au terme d’une épreuve, ou d’épreuves, grâce auxquelles l’homme se lave de lui-même, se détache de sa fonctionnalisation existentielle ou sociale, immanentiste et naturaliste, et coïncide avec son Centre. Les épreuves conduisent l’homme traditionnel à passer au feu ronflant et tournant qui le font se détacher de lui-même, à ne fuir plus aucune expérience, à tout embrasser du monde sans s’attacher à rien, pas même à soi. C’est cette ouverture au monde, comme fin et comme moyen du détachement transpersonnel qui peut être expérimenté à travers l’action subversive proposée dans le carbonarisme, et qui produit un nouveau style d’homme passé par les sept laveures du feu du baptême et permet la fusion avec une forme qui préexiste à l’être. Ce " réalisme héroïque " immerge l’homme traditionnel dans le monde, au-delà du pathos misérabiliste, dans une sorte de surréalisme pratique. Cet extrême dénuement, ce détachement qui fait que la voie suivie est celle qui n’en est plus une, voilà la voie des madjûb, des jongleurs, des chemineaux et des parias.

§ 1 — Recrutement

Il y a sans doute quelque chose de gênant à vouloir penser le carbonarisme à la lumière de l’actualité sociale ou dans une optique détestable qui serait celle du recrutement. En effet, rien, par définition, ne peut prédisposer l’initié à sa propre initiation, puisque l’initiation est le contact avec le non-conditionnné. Il ne peut être donc recruté, puisque c’est de lui que vient la force à laquelle il est initié. Mais le carbonarisme dont nous parlons procède par étages. Et s’il y a besoin d’initiés, au sens non-conditionné du terme — sur lesquels nous ne pouvons rien dire — en revanche, il doit exister aussi des enveloppes externes, et des couches successives de sympathisants ou de militants, pas nécessairement initiés au sens traditionnel du terme (1), mais nécessaire sur le plan stratégique et tactique. Bakounine, le leader anarchiste aux trente-cinq années de Maçonnerie croyait simultanément à une révolution prolétarienne, de masse, constituée par les innombrables bataillons de travailleurs formés sur le front de l’anarcho-syndicalisme, et en une révolution que nous oserons qualifier de synarchique (2), organisée par un très petit nombre d’hommes au niveau européen — il en voulait 400 — initiés en Loges maçonniques (3), impeccable du point de vue de l’ardeur et de la morale. Disons que nous souscrivons aux vue du géant russe et que nous parlons recrutement lorsque nous réfléchissons aux relais civils et profanes.

En Europe, l’émergence en décembre 1995 d’un pôle de contestation sociale opposé à la logique du marché, l’apparition et l’extension d’un mouvement en appelant à la désobéissance civile devant l’iniquité des lois anti-immigrés, la lutte pour les sans-papier, enfin le récent mouvement de revendication des chômeurs, alors interdits de parole dans l’espace citoyen, l’émergence d’une contestation radicale paysanne internationaliste et anti-mondialiste, toutes ces initiatives citoyennes signifient que la mondialisation ultralibérale ne se fera pas sans une opposition politique. Il existe donc bien une opposition, qu’il faut bien qualifier de gauche, et c’est le premier point. Second point, c’est que cette opposition sort enrichie de l’expérience désastreuse des années de " socialisme " : sur toute l’Europe la " gauche " sociale démocrate a fait une politique dévastatrice sur le plan social, politique que la droite était incapable de produire elle-même, de telle sorte que cette opposition de gauche ne se retrouve plus dans le parlementarisme socialiste et dans les partis et les syndicats de la gauche institutionnelle. Il y a donc possibilité pour le carbonarisme de trouver dans ce front du refus de la mondialisation marchande des énergies qui n’auront pas été détournée de la cible par la récupération des institutionnels de gauche. Ce sont à eux, qui sont dans le Maquis de gauche, qu’il faut s’adresser pour composer l’enveloppe externe du carbonarisme. Ils se trouvent à la campagne dans l’écologie paysanne contestataire, à la ville dans les coordinations politiques spontanées et autogérées, hors de tout appareil.

§2 — Politique

Il n’est pas certain qu’il y ait d’ailleurs aujourd’hui une issue politique au malaise de la culture occidentale. Sans doute même faudra-t-il l’épuisement définitif de toutes les manifestations de l’Occident pour que l’humanité puisse envisager la possibilité du retour à l’essentiel. Nous laissons ici à chacun l’estimation des chances de réussite d’une subversion politique dont on a bien vu que, même si elle est une peut-être aporie sur le plan stratégique, elle n’en demeure pas moins une voie héroïque, c’est-à-dire une voie pratique de l’action par laquelle le geste juste doit être accompli, indifféremment de son issue. Confucius disait de la conduite de l’Etat qu’elle devait se faire comme on fait frire un petit poisson. Nous pourrions dire que la subversion carbonariste et le militantisme radical qu’elle exige doivent être faits avec autant d’application qu’une cérémonie du thé, l’allumage des flambeaux, la conduite d’une motocyclette ou la chasse aux filles faciles dans une mauvaise boîte de nuit.

Pour autant, s’il faut décrire à gros traits le projet politique de cette (im)posture métaphysique, nous dirons qu’il cherche la destruction du bourgeoisisme pour ouvrir les accès à l’Etre. La destruction du bourgeoisisme a déjà été étudiée dans le détail, elle exige la destruction de l’oligarchie capitaliste, et, en retour la réappropriation commune des moyens de production. Cela se complète de la réouverture des voies vers la transcendance, à travers la recomposition d’initiations prolétarienne, guerrière et sacerdotale qui ne soient plus hiérarchisées. La question se pose de savoir s’il peut exister encore une initiation de producteur opérative dans un monde post-industriel tourné vers le virtuel et le tertiaire ; s’il peut exister une voie du guerrier dans une civilisation de la masse ou la quantité fait loi sur l’aristocratie spirituelle ; s’il peut exister un sacerdoce dans une civilisation pour laquelle la resacralisation est comprise comme bien-être infra-psychologique et une fuite des épreuves. Nous ne cachons pas qu’il y a là aussi du travail à faire, un travail considérable qui exige une collaboration des trois dépôts, ce qui pourra peut-être se faire sur le territoire neutre de la Vente carbonariste. Car le carbonarisme, comme voie noire des en-dehors ne peut pas, ontologiquement autant que déontologiquement, promouvoir des systèmes structurants nouveaux. Mais son refus du cautionnement, et son révolutionnarisme intégral peut en faire ce no man’s land en lequel peuvent se réunir des Maîtres des trois Varna, tous lucides sur la fin des temps et sur la valeur de la détermination carbonariste, pour élaborer ensemble des stratégies de réveil des voies d’accès à l’Etre. Nous pensons que le carbonarisme forcera naturellement au respect les meilleurs d’entre les initiés de métier, de combat et de foi, qui verront en lui l’allié intransigeant permettant de se hisser hors de l’idéal animal. Mais le projet carbonariste n’a bien sûr ni la prétention, ni la possibilité d’offrir ce que les autres doivent offrir. En sus donc de son œuvre de subversion, l’hospitalité initiatique carbonariste doit être absolue et intransigeante avec elle-même. Il devra toujours y a voir l’eau, le drap, le sel, le miroir et le feu à offrir aux Voyageurs.

La philosophie des Lumières nous a rendu tributaire d’une conception rationnelle du politique. Il est évident, et il ne faut pas revenir là-dessus, que c’est par l’exercice de la raison que les droits de l’homme se sont constitués et qu’ils ont permis de s’échapper d’une politique fondée sur la proximité et le mimétisme, pour asseoir l’idée d’un citoyen qui doit rester mon égal, malgré l’antipathie spontanée que je puis ressentir à son égard, s’il n’est pas " comme moi ". L’universalisme qui donne à tous les hommes, quelle que soit leur origine, sociale, culturelle ou ethnique, la même valeur de droit, cet universalisme là n’a pu se constituer qu’en renonçant progressivement à une philosophie politique de l’affect, de l’identitaire. Pour cela, il a fallu renoncer aux sentiments, et mettre en usage la raison qui est la seule faculté rendant possible la généralisation, et concevant l’homme comme dégagé de la partialité du clan, de la race ou de la classe. Lorsque l’idée d’un citoyen voit le jour, alors l’égalité enfin peut s’enraciner dans l’humanité, perçue comme un genre unique, malgré les différences de fait entre les individus et les groupes qui la constituent. Cependant, ce recours à la raison a entraîné les hommes d’après le XVIIIème siècle (dont nous sommes) à croire que c’était la vie politique elle-même qui était agie par des forces rationnelles. Il faut ici le répéter : la vie politique primitive n’est pas rationnelle. Les hommes agissent d’abord en politique en mettant les valeurs de la passion, de l’émotion, du sentiment. Ils sont ainsi guidés par une fausse spontanéité, qui est le pur jeu des forces affectives qui bougent en eux et qui les animent sur l’échiquier politique. Le moralisme des Lumières a très vite condamné ce recours à une morale du sentiment dans la politique, et il a bien fait. Mais il a oublié que l’on ne peut, par un décret de l’esprit, détruire ce qui existe. Aussi la philosophie politique moderne, laïque, désacralisée et rationaliste oublie-t-elle trop souvent la place des sentiments et des passions dans la vie politique : elle ne les voit que comme des adversaires qu’il faut supprimer. C’est sans doute une erreur, car, en refoulant la force vitale de ces instincts sociaux, en interdisant absolument leur manifestation, elle s’interdit de les comprendre et risque de recevoir de plein fouet leur réveil sous la forme d’une barbarie redoutable. S’il faut effectivement rationaliser la vie politique, il ne faut pas pour autant croire que l’on en finit ainsi avec la vie profonde et mouvante des imaginations et des passions politiques. Les oublier, c’est les rendre sauvages, et s’exposer plus dangereusement encore lorsque les tribuns et les démagogues les réveillent. D’autre part, croire que la rationalité pure suffit en politique est méconnaître les faits historiques. Pour qu’une idée voie le jour, pour qu’elle se manifeste dans la chair de l’histoire, il faut qu’elle soit possédée, investie, animée par la passion politique. C’est là ce qui est trop négligé par l’héritage des Lumières. La vie des images et des mythes politiques ne doit pas avoir la suprématie en politique, mais elle ne doit pas être non plus négligée et refoulée. Elle doit devenir le moteur puissant de l’action politique, guidé par la vigilance et la lucidité rationnelle. Aussi l’idée politique ne peut elle s’incarner dans les faits qu’à la condition qu’elle soit juste (fondée par la raison) mais aussi qu’elle soit le point de focale d’énergies passionnelles, de rêves collectifs, d’imaginaires sociaux qui travaillent sans cesse au fond de l’âme humaine. C’est pourquoi, à titre d’exemple, l’Europe telle qu’elle est pensée par les eurocrates sera un échec retentissant, parce qu’elle est bien fondée rationnellement, à partir de données mathématisables issues des spéculations des économistes, mais parce qu’elle n’est pas une Europe fantasmatique, sur laquelle convergeraient les imaginations et les mythes des peuples européens. En revanche, la République de 1792, notamment quand elle se heurte à l’alliance des monarchies européennes l’année suivante à Valmy, cette jeune République-là arrive à synthétiser les exigences transcendantes de la raison, mais coalise les énergies et les passions politiques autour du drapeau tricolore. Ainsi, l’idée de nation au XVIIIème siècle devient-elle exemplaire à ce titre, parce qu’elle a su unir contradictoriellement passion et raison, et, par le fait vital, incarner l’idéal. Les réformes politiques durables ne peuvent donc subsister qu’à la condition qu’elles s’enracinent profondément dans des mythes qui sauront cristalliser la ferveur populaire et ainsi animer l’idéal.

Maintenant, qu’est-ce qu’une société initiatique ? Le plus important n’est pas qu’elle soit secrète, mais qu’elle soit initiatique, c’est-à-dire qu’elle donne à ses nouveaux membres des références mythiques et symboliques qu’ils auront en commun avec le reste des autres initiés. Pour ce faire, la société initiatique dispose de deux caractères propres : elle pratique un rite et transmet un mythe fondateur. Le mythe fondateur est ce par quoi la société justifie de son existence, et explique sa raison d’être au monde. Mais ce mythe fondateur ne se donne pas par le biais de la raison ou de l’analyse, mais par le biais du rite, c’est-à-dire à travers une cérémonie théatralisée où sont conviées des images fortes, des symboles, des archétypes puissants. On croit communément, à propos des sociétés initiatiques, qu’elles sont engluées dans le mythe, et qu’elles sont imperméables à la modernité. On croit aussi que l’initiation est une manière de fusionner avec l’esprit du groupe, et d’y perdre en somme son individualité. Or, c’est méconnaître un fait de l’histoire récente : que les sociétés initiatiques réelles qui subsistent dans l’Occident moderne, celui d’après les Lumières, ces sociétés initiatiques ont elles aussi opéré cette réforme qui les sépare de la révélation, et les ouvre à la rationalité, débattante et individualisante. Si, dans les sociétés archaïques ou traditionnelles, la société initiatique reçoit son mythe directement des dieux, si elle se constitue à partir d’une révélation, par la parole d’un prophète ou les récits d’un Grand Ancêtre, les sociétés initiatiques modernes ont leur mythe fondateur énoncé par des hommes. Ainsi la Franc-maçonnerie dite moderne, de 1723, édite-t-elle ses nouvelles Constitutions, rédigées par des hommes — notamment Anderson et derrière Désaguliers — où le mythe fondateur est annoncé clairement : la Franc-Maçonnerie sera ce centre d’Union en lequel des hommes différents pourront fraterniser, dans leurs différences. Ce qui veut dire alors que le mythe originel d’une société initiatique moderne peut être produit par les hommes et devenir aujourd’hui, par le fait, le résultat des efforts de leur raison, comme ce fut le cas pour la Franc-Maçonnerie spéculative. Donc, une telle société initiatique peut se donner un projet politique rationnel, et à ces fins, engager et mettre en œuvre des images et des symboles qui font appel à toute cette vie nocturne de la conscience. Ici sont conviés les outils du rite. Alors l’énonciation d’un projet rationnel et universel à travers le mythe fondateur se double d’une cristallisation de l’imagination active par le rite. Le projet rationnel est donné aux initiés en des termes non rationnels, ce qui facilite l’imprégnation des membres, puis le thème s’étend ainsi des membres de la société initiatique jusqu’à la société civile par une sorte de capillarité, ou comme une nappe souterraine s’étendant sous le niveau de la terre, et irriguant bientôt les racines de tous les arbres de la surface. La société initiatique moderne qui se donne un projet politique rationnel ne doit jamais renoncer à l’universalisme de son mythe fondateur, car il en va de la morale. Mais elle ne doit pas non plus renoncer au rite par lequel elle rend vivant et énergise l’idéal rationnel auquel elle croit. Si ce n’est pas le cas, la société, d’initiatique, devient seulement une société secrète, substituant à l’enveloppe imagée du mythe un pauvre masque de secrets et de codes de conspirateurs. Une telle société secrète n’a aucune valeur, pas plus en tout cas que les spéculations creuses de théoriciens politiques sans âme. Ce fut le cas de la création de Buchez qui, ourdissant des complots contre les Bourbons au début du dix-neuvième siècle, récupère en 1821 les rituels de charbonnerie italienne, et les vide de leur substance rituelle, en les déchristianisant, et en passant à la trappe leur charge hermétique. Il souhaite ainsi constituer une nouvelle société secrète politique, et la Charbonnerie dont il dénature les rituels devint résistance secrète contre les occupants autrichiens. Mais il perd en même temps que les rituels la matière onirique par laquelle le mythe fondateur se densifie et se corporise dans l’esprit des affidés puis dans les sociétés qu’ils fréquentent. En outre, avec ses coreligionnaires, il énonce avec légèreté ce que nous appelions le mythe fondateur, c’est-à-dire que les Bons Cousins Charbonniers qui se réunissent sous son égide ne savent pas trop pourquoi ils se réunissent : certains pour la patrie, d’autre pour l’Empereur, d’autre enfin pour la Sociale. La Charbonnerie française de Buchez est donc bien une voie substituée, car son projet rationnel est mal bâti, et sa charge rituellique désamorcée par une laïcisation mal comprise qui fit perdre à la Charbonnerie une part réelle de son opérativité sociale.

On voit où nous voulons en venir : les initiés peuvent avoir un rôle politique éminent, et réciproquement, il peut y avoir une action politique efficace menée par des cénacles d’initiés, s’ils énoncent un modèle universaliste, moral donc rationnel ; et s’ils savent lui apporter la chair des rites. Ils le rendent visibles par les voiles de l’allégorie et du mystère. Ils en font un objet attractif, et le secret et le mystère dont il s’orne, paradoxalement, ne le cache pas, mais le rend plus désirable et plus fascinant. Et les images par lesquelles il s’avance le rend plus magnétique encore. Aussi les initiés ne sont-ils pas des éminences grises manipulant à leur insu des élites naïves ou des masses ignares, mais ils sont parmi les hommes de leur temps, les plus aptes à animer, à donner une âme, à la politique. Il ne faut donc pas donner aux initiés le rôle romantique et naïf de comploteurs de l’ombre. Au contraire ils sont à un moment historique donné, les plus perméables des hommes aux mythes dominants la société civile. Ils sont les plus imprégnés des imaginations politiques, parce qu’ils les vivent, parfois à leur insu (la chose doit être soulignée) dans le théatre du rite. Les initiés ne sont pas les initiateurs politiques. Ils ne sont pas ceux qui inspirent. Ils sont inspirés par la philosophie politique dominante, par la mise en symboles et en images qu’ils font dans leurs cercles. Les sociétés initiatiques ne fécondent pas un corps social amorphe et privé d’intelligence. Les sociétés initiatiques sont les premières à pressentir les passions politiques parce qu’elles ont tout l’attirail symbolique et rituelique pour le dire dans la langue de l’imagination. Les passions politiques qu’elles pressentent et qu’elles arrivent à désigner dans le corps social, elles sont les premières à les subir de plein fouet, parce qu’elle y sont très sensibles. Les lieux d’initiation sont donc des laboratoires sociaux, non pas parce que s’y ourdissent les complots révolutionnaires et parce que les gouvernements provisoires s’y répartissent les ministères, mais parce que ce sont les premiers où s’expriment la sensibilité, l’affect, l’ambiance du siècle. Canalisant la sensibilité du siècle, l’imaginaire de la rue, les initiés ne sont donc pas ceux qui fécondent un peuple amorphe. Au contraire, ils sont fécondés par la vitalité d’un peuple qui rêve à voix haute dans la rue, sans le savoir. Ils interviennent comme des baromètres de la sensibilité et des passions politiques. Leur devoir est alors d’accompagner ces passions politiques qu’ils ont pressenties vers un projet qu’ils savent universaliste. Leur capacité est aussi d’alimenter en images et en mythes la rêverie populaire pour que celle-ci ne s’épuise pas avant d’atteindre au but. En somme, les initiés ont donc un double devoir politique. Ils captent les énergies vitales qui sillonnent, irriguent et fécondent le peuple, ils les identifient et les pressentent avant tout le monde parce qu’ils ont l’expérience imaginative et symbolique préalable (rite). Ensuite, ils doivent accompagner ces forces vitales et qui cristallisent les passions populaires dans le sens d’un projet politique noble et respectable (mythe).

§ 3 - Stratégie

La finalité du néo-carbonarisme est le retour à l’unité de l’être. Son objectif est le renversement du bourgeoisisme comme économisme, politique et représentation du monde. Mais la fractalité de la domination bourgeoise fait que, aujourd’hui, il n’est plus possible de croire que la destruction de l’Etat bourgeois suffira pour désarmer cette bourgeoisie, parce que la capillarité de la diffusion des valeurs de la domination est telle que le bourgeoisisme, comme représentation du monde, réapparaîtrait, même sans la structure répressive policière d’Etat, dans toutes les âmes séparées, sur toutes les lèvres, et dans toutes les classes. C’est pourquoi l’activisme politique carbonariste ne peut se réduire à une simple lutte politique où il faudrait renverser ou s’emparer du parlement. De telle sorte que l’insurgé d’aujourd’hui qui voudrait positionner ses luttes par rapport aux seules structures oppressives politiques ferait une grave erreur. Le coup d’Etat, comme objectif politique du carbonarisme nous renverrait aux illusions de la dictature du prolétariat ou d’une nouvelle aristocratie dont on a vu qu’il ne permet pas de rendre à la société les pratiques ordinaires et coutumières qui sacralisent l’existence et l’orientent vers l’Etre. La destruction de l’Etat, prônée encore aujourd’hui par d’archéo-anarchistes désespérants de bêtise est effectuée, sans bombe ni slogans par les trusts internationaux. Croire donc que le bourgeoisisme sera détruit avec la superstructure d’oppression est une illusion, car le bourgeoisisme travaille lui-même à dissoudre la structure d’Etat républicaine. Mais cette dissolution de l’Etat régulateur du marché pourrait mettre en danger le capitalisme puisqu’il n’y aurait plus cette structure oppressive d’encadrement des opprimés. C’est la raison pour laquelle la guerre politique du néolibéralisme est mené sur deux fronts simultanément : d’une part, détruire l’Etat républicain perçu comme un frein au profit privé, d’autre part dresser les consciences individuelles pour qu’elles intègrent la domination marchande et que cela soit leur seconde nature.

Il est donc vain d’opérer des manœuvres militaires qui aspirent à détruire le capitalisme dans sa réalité matérielle et technique en frappant l’Etat bourgeois, sa milice policière ou son encadrement d’entreprise, parce que le contrôle du capitalisme est rentré dans les consciences et que celles-ci, privées de la censure, exerceront sur elles-mêmes l’auto-contrôle qui leur interdira l’accès spontané à la réintégration et à la naissance éternelle. La chose est confirmée par la lutte d’Action Directe qui échoua parce que ces militants voulaient, en tuant quelques individus instrumentalisés par le capitalisme international, éveiller les consciences prolétariennes. Or, ce fut vain, et l’on assista même à des manifestations spontanées de soutien et d’apitoiement des esclaves pour leur maître ! Il faut donc envisager non point des actions militaires terroristes au sens tactique du terme qui voudraient supprimer tel responsable de brigade ou tel banquier ou tel industriel, mais plutôt des actions qui visent à frapper ces consciences asservies. Ce n’est pas tant les maîtres qu’il faut supprimer que les esclaves.

Quoi faire alors, étant entendu que le pouvoir bourgeois n’est pas tant un pouvoir politique qu’une réductions des consciences à leur seule horizontalité ? Il est alors souhaitable d’engager la lutte et la subversion sur les masques et les marques symboliques du pouvoir bourgeois. Les manifestations objectives du pouvoir bourgeois (lutte des classes, système juridique de répression, vidéosurveillance et asservissement du travail) ne sont que les lointaines conséquences de l’extension maximale de sa représentation mentale. La représentation bourgeoise du monde s’est aujourd’hui réalisée et incarnée, elle s’est rendue réelle et concrète par sa mise en spectacle, de telle sorte que s’attaquer aux gouvernants, au monde du travail ou au pouvoir policier, tout cela est condamné à l’échec, puisqu’on s’attaque aux conséquences les plus lointaines et non à l’origine du bourgeoisisme.

Le combat doit donc être mené en direction de la représentation bourgeoise du monde et il est donc d’essence spirituelle et philosophique. Mais comme cette vision du monde est emportée par la densification permanente et son entropie, elle se révèle et se dévoile par et dans sa mise en spectacle et sa représentation symbolique.

La symbolisation permanente du spectacle et de la marchandise, nouvelle hostie de la communion avec le marché, mère du monde, est bien ce vers quoi il faut donc diriger les coups. Il est donc nécessaire d’opérer une attaque frontale en direction des lieux et des centres de symbolisation du bourgeoisisme, et d’y porter des offensives à leur tour spectaculaire.

§ 4 - Tactique

Il faudra donc engager un terrorisme qui frappera plus les imaginations que les structures réelles. L’altération du jugement qui pourra en être induit est plus dévastatrice que toutes les bombes placées dans toutes les casernes qu’on voudra. Il faudra donc engager une guerre psychologique sans relâche, où les enjeux seront symboliques plus que militaires ou financiers. Là encore, les luttes récentes, nationales ou internationales sont au fait de ces nouvelles pratiques d’action directe, et ce seront aux carbonari de s’en inspirer pour les perpétuer sous des formes plus offensives, car plus subjectivisées. Le carbonarisme s’enveloppera donc d’une aura de mystère, de conspiration, de réputation, sans que jamais les traces qu’elle laisse ne le révèle. Pour le dire autrement, le carbonarisme ne doit pas travailler à son image, mais à sa silhouette. Il doit laisser derrière elle une ambiance fantasmatique, qui magnétise les imaginations et amplifie les actions qu’il fera. Car il faut certes des initiés accomplis parmi les Bons Cousins, car il faut bien aussi des militants, aspirants à défendre la cause qu’ils pressentent, mais il faut aussi le soutien et la sympathie d’une population, prompte à aider ponctuellement ceux qu’elle ne connaît pas mais qu’elle pressent honorables. Si les luttes modernes ne sont point tant des rapports de force que des intoxications d’informations et des confrontations surmédiatiques et spectacularisées, alors la force réelle du néo-carbonarisme ne sera pas le nombre de ses adhérents ou le nombre de cartouches de fusil qu’il aura su détourner. Ce devra être la réputation qui le précède, le mythe qui l’enveloppe, l’aura qui l’accompagne. Objet imaginaire plus que réel, les luttes qu’il engage contre le pouvoir et les institutions ne sont plus sur le terrain réel des forces concrètes, mais dans l’espace rêvé des dimensions symboliques. Ici gagne celui qui porte une image puissance, archétypale, paradigmatique. Mieux encore, le faible écrasé est glorifié en martyr de la cause — voir les quatre sergents de La Rochelle —, le faible triomphant est soupçonné de puissances occultes redoutables — voir Taxil —. Quant au fort, triomphe-t-il, qu’on suppose qu’il abuse de sa force et qu’il est sans honneur ; et s’il perd, il en devient plus ridicule encore. Les combats se gagnent et se perdent aujourd’hui dans les alcôves qui précèdent l’action, dans les mises en scène, dans le spectacle et les grandes images mythiques. Il y a là tout un enseignement à chercher du côté des indiens en lutte du Chiapas et de la personnalité du Sous-Commandant Marcos, l’homme (?) à la pipe et au passe-montagne qui paralyse le FMI et les Etats-Unis avec quatre fusils de bois et un serveur internet. C’est pourquoi le cercle extérieur des sympathisants occasionnels du carbonarisme devra être ces animateurs d’images et de rêves que demeure la jeunesse estudiantine, le monde des arts et de l’information libre, et surtout les colporteurs de la rumeur populaire, celle qui enfle les songes jusqu’à la démesure. Aux Bons Cousins de laisser ça et là, auprès des profanes dont on sait la capacité rêvante, des traces fascinantes, sous forme d’opuscule de Rituels fragmentés sans auteur, d’interviouves anonymes dans des clairières sous la lune, de défilés nocturnes de Camissia Rossa devant les caméras, de taggages suggestifs à triponctuations renversée, etc. etc. C’est en disant toujours plus qu’on en cache toujours plus. L’arme essentielle du Charbonnier est bien la suie qui cache son visage mais rend plus visible — donc plus énigmatique — encore son sourire et l’éclat de ses yeux.

§ 5 — Rituel

Il faut donc impérativement s’attacher au Rituel, et le sauvegarder. Il n’est pas ce qui décore une société efficace, il en est le fondement et la racine. Le Rite pour une société initiatique à caractère politique a en outre trois fonctions : D’abord il est une sécurité contre les mouchards, une série d’épreuves qui fait qu’il devient difficile pour un infiltré de rester incognito lorsque les épreuves de remémoration des signes, mots et attouchements sont exigés à tous les membres présents de l’assemblée. Sans doute d’ailleurs l’antique cérémonie du tuilage n’avait-elle pas d’autre fonction que de repérer et d’évacuer les étrangers aux secrets du métier, autrement dit, d’éviter l’espionnage politique ou industriel, comme on dirait aujourd’hui.

Ensuite, il fait vivre une expérience commune à tous les participants du Rituel qui leur fait éprouver in concreto le sentiment d’appartenir à une même famille, avec ses codes, ses habitudes comportementales, ses travers de langages, ses signes de reconnaissance, sa mythologie commune. A ce titre, le Rituel est peut-être le seul moyen d’opérer concrètement l’expérience de la solidarité et de la Fraternité. Ainsi les participants de la cérémonie établissent-ils entre eux des liens forts qui les rendent plus efficaces lorsqu’ils s’agit de mener des actions de concert pour leur cause, ou contre l’adversaire commun. Cette fonction du rituel, comme la première, est strictement sociologique, pourrait-on dire ; elle permet de fonder une société d’hommes et de femmes liés par le serment du secret et qui, en raison même du secret sur le Rituel, est une société qui résiste plus encore aux épreuves et à l’usure du temps. En des termes d’efficacité politique, on comprendra donc pourquoi il faut que les sociétés politiques soient initiatiques. D’ailleurs les associations politiques qui durent sont toutes initiatiques en ce sens, sans qu’elles le sachent elles-mêmes, retrouvant parfois malgré elles, la ritualisation dans les rencontres, les alliances et les pactes.

D’autre part, le Rituel actualise des formes culturelles du patrimoine historique et mythique de la personne qui prend part au Rituel. Cérémonie de théâtre archaïque, elle donne la possibilité aux participants de vivre, en leur âme, en leur conscience et en leur chair des postures, des figures et des schèmes qui sont au fondement même de la conscience occidentale. Or, la Charbonnerie réveille les Figures mythiques que l’on pourrait appeler celles du peuple du Prophète de la Forêt. Les images du maquisard moderne, de Merlin l’immémorial, de Mandrin et du boisilleur médiéval, à la marge de la loi des hommes, dans un état de nature qu’envierait Rousseau, toutes ces Figures entremêlées actualisent un type psychique particulier. Par le Rituel qui les révèle régulièrement à une conscience occidentale qui les avait oubliées, — au nom de l’urbanisme et de la centralisation bureaucratique —, de telles Figures laissent leur empreinte dans la composition psychologique de celui qui les met en scène dans la cérémonie. Et plus le Rituel est vécu de manière intense, religieuse au sens primitif du mot, plus l’empreinte est forte. Alors, revenu au monde profane, le Charbonnier est apte à réveiller en lui les vertus de la Figure qu’il était dans le monde sacré. Ainsi, le lieu de la cérémonie initiatique devient aussi une sorte de matrice en laquelle croissent des qualités psychologiques que le Charbonnier peut réinvestir hors de la Vente, dans sa vie profane. A ce titre, l’initiation, en plus des qualités sociologiques qu’on lui a reconnu ci-dessus, a aussi des vertu psychologiques pour mener à bien une tache profane.

Enfin, si l’on en croit la lecture vraiment initiatique de l’initiation, ce n’est pas tant sur le plan socio-psychologique qu’agit l’initiation. Car sa fonction première est d’abord d’ouvrir vers l’autre monde, le monde sacré où dorment les dieux réveillés par le Rituel. Si l’on en croit donc la lecture archaïque de l’initiatique, le Rituel de Charbonnerie n’aurait pas d’autre fonction que de rétablir un contact entre les hommes et les esprits ancestraux du clan et de la nature, et de promouvoir alors un nouvel humanisme, polythéiste et animiste. Le projet carbonariste serait certes politique, mais alors le Rituel ne serait plus le moyen d’accomplir le projet politique, il en serait la fin, en réenchantant le monde, et en faisant tomber alors la façade déshumanisée du monde postindustriel.

Un Rituel a été " rédigé ", pour servir les premières Ventes de néo-carbonarisme. Contrairement à la majorité des Rituels rédigés traditionnellement, celui-ci n’est pas publié sous la forme d’un dialogue que les initiés doivent apprendre par cœur ou annoner sur des livrets pendant la cérémonie. Au contraire, la structure de ce Rituel que l’on pourrait qualifier de Rite Primitif Néo-carbonariste, est très lâche et très floue. Ainsi chaque Vente peut-elle le vivre vraiment, c’est-à-dire l’expérimenter naturellement, spontanément. Il n’y a pas ici une rituélie figée, pétrifiée. Au contraire, celle-ci demeure souple, ouvre le champ libre à l’improvisation, à l’imagination, afin que l’ambiance " forestière ", complice, conspirationniste soit vécue intensément, et que la part belle soit laissée à l’imprévu.

Il est fort vraisemblable que d’autres rituels de néo-carbonarisme verront le jour à l’issue de la publication de celui-ci. C’est même très souhaitable. Ainsi se constitueront des ambiances, des sensibilités, des nuances très diverses dans le néo-carbonarisme. La chose est même inévitable, mais il ne faut pas entendre les futures productions de rituels comme des trahisons d’hérétiques. Mieux encore, le Rite Primitif Néo-carbonariste dont on donne aujourd’hui la publication est destiné à être modifié, modelé selon les aspirations et les nécessités de ceux qui font vivre le Rituel. De toute façon, il n’y a pas d’autorité inquisitoriale en néo-carbonarisme qui déciderait (au nom de quoi ?) de la régularité d’un Rituel. En effet, le propre du Rite sacré, c’est que, contre la liturgie religieuse, il est pénétré de vie et résiste encore aux fossilisations des gardiens de la loi. Un véritable Rite qui sacralise est d’abord une Fête par laquelle le Ciel descend (monte ?) féconder la Terre. C’est la raison pour laquelle le Rite proposé laisse la place libre pour les déplacements improvisés, ou les interventions orales au milieu de la cérémonie, et le vin, la joie ou la gravité y doivent avoir leur place. Le Rite Primitif doit être entendu comme une ossature appauvrie, une charpente minimaliste qui peut suffir, mais qui accepte néanmoins d’être enrichie d’éléments nouveaux.

Pour autant, en aucune manière un nouveau Rituel de néo-carbonarisme ne peut amputer d’un de ses éléments le Rite Primitif proposé. En effet, amoindri jusqu’à devenir une peau de chagrin, le rite néo-carbonariste entraînerait progressivement les carbonari vers la pente de la Voie Substituée, c’est-à-dire d’une action politique dénuée de toute orientation spirituelle. Or le vrai défi de la vie politique moderne est d’éviter la barbarie et d’entretenir l’humanisme. Mais il ne peut y avoir d’humanisme sans spiritualité. Et le Rite spiritualise l’homme.

On peut considérer qu’il y a cinq stratifications à l’œuvre dans la Charbonnerie : la charbonnerie primitive, païenne et paria ; la charbonnerie catholicisée, à partir du XIIème siècle ; la charbonnerie maçonnisée du XVIIIème siècle ; le carbonarisme politique au XIXème siècle ; la charbonnerie spéculative de métier depuis 1996. A chacune de ces étapes de l’histoire de la Charbonnerie, des hommes ont cherché à y laisser leurs empreintes, afin d’en faire l’objet au service de leur cause, afin aussi de l’adapter à son temps afin qu’elle y survive et s’y déploie. Chaque étape du processus historique a laissé son empreinte dans les rituels. Pour notre part, et avec ce que nous espérons être de l’humilité et de la clairvoyance, nous avons compulsé, dans la mesure du possible, ces divers rituels, qui parfois n’ont rien de commun les uns avec les autres, afin d’en tirer une nouvelle épreuve, pour le néo-carbonarisme. Notre projet n’était pas, en produisant de " nouveaux " rituels, de faire comme d’autres, des outils à notre service. Nous ne nous considérons pas non plus comme les détenteurs d’un Régime qui soit le seul authentique ou le plus prêt de la vérité de la Charbonnerie ; mais, en bâtissant nos nouveaux rituels nous avons cherché à faire tenir ensemble la double exigence d’une œuvre qui soit à la fois en congruence avec son temps " moderne ", mais aussi fidèle aux fondamentaux du carbonarisme " primitif ". Avons-nous réussi ? Nous ne le savons pas.

C’est la raison pour laquelle, par exemple, nous n’avons pas retenu la surcharge catholique omniprésente jusque dans les années 1820. Il fallait, à cet époque, professer uniquement la foi en Jésus-Christ pour pouvoir embrasser la carrière de Bon Cousin Charbonnier. Il nous a semblé que le creuset catholique ne parle plus aujourd’hui à la société française ; et même qu’il est connoté symboliquement de valeurs réactionnaires et autoritaires, donc archaïques dans la société moderne. C’est pourquoi il nous a fallu purger la Charbonnerie de ses scories papistes, pour opérer un transfert vers son paganisme initial, qui, de plus, se retrouve comme la sensibilité dominante de l’époque moderne — éprise d’un " primitivisme " très rousseauiste. De la même manière, nous n’avons pas retenu les éléments du rituels, et les principes administratifs qui faisaient de la Vente le reflet parfait de la Loge maçonnique. Les Officiers y étaient représentés de la même manière, avec les mêmes compétences et les mêmes fonctions. Il a fallu, là encore, " démaçonniser " la Charbonnerie. Ce n’est pas que la Maçonnerie soit aujourd’hui caduque ou obsolète, mais il convient d’opérer une claire dissociation entre une société qui travaille à la Fraternisation, dans le respect des autorités constituées, et une société qui travaille à l’Emancipation, sans le souci de la reconnaissance institutionnelle. La séparation des objectifs doit aussi s’affirmer dans le pilotage interne.

Enfin, contre le carbonarisme activiste, nous n’avons pas axé la revendication politique sur l’insurrection armée et le recours à une violence dite légitime pratiquée par des minorités agissantes. Cette fascination pour la violence écœure après que ce siècle soit passé par les camps, qui tuèrent les hommes au nom de leur bonheur. En outre, le poignard planté dans le dos d’un officier de police est moins meurtrier que l’indifférence que l’on a pour son uniforme. Pour le redire encore, contre le carbonarisme qui voulait en finir avec les maîtres, le néo-carbonarisme veut en finir avec les esclaves, notamment en rendant les hommes indifférents à la fascination par le pouvoir. C’est le troisième renversement de perspective dans la réécriture rituélique à laquelle nous nous sommes livrés.

Déchristianisation au bénéfice d’un réenchantement animiste ; retrait loin de l’aura respectable de la Maçonnerie au profit d’une invisibilité institutionnelle ; refus du terrorisme romantique pour lui préférer la sérénité de l’homme sans maître. Pan s’assoit sur le Golgotha, Anderson prend le maquis, tandis que Buonarotti apprend à rire... Les initiés jugeront.

§ 1 — Constitutions

1. — Le carbonarisme moderne se donne pour but de n’en avoir aucun. Il n’est pas un moyen ou un outil au service d’une cause ; il ne peut ni ne doit être instrumentalisé par les hommes qui croiraient pouvoir s’en servir. Car il eut trop à souffrir des hommes qui par le passé récupérèrent son auguste patronage mais le soumirent au lit de Procluste de leurs intérêts mesquins et temporels. Le carbonarisme traditionnel enfonce ses racines dans une contre-culture millénaire, et il a survécu et revient aujourd’hui grâce aux hommes qui le rejoignent, mais qui mourront avant lui, de telle sorte que c’est chimère et sottise que de croire pouvoir utiliser le carbonarisme à d’autres fins qu’elle-même. Nul ne peut être Bon Cousin Carbonaro en vue de telle ou telle chose, car le carbonarisme, comme Art de la nature, ne renvoie à d’autres fins que lui-même, et il restera à jamais sa propre fin.

2. — Toutefois, s’il est une chose sur laquelle tous les Carbonari s’entendent de par le monde, c’est bien la suivante : le carbonarisme traditionnel, et son rameau contemporain qui est le néo-carbonarisme, travaillent, par essence, à l’abolition de la domination et de la soumission entre les hommes. Ainsi donc, lorsque les Carbonari se rassemblent en Vente de Charbonnerie, le lien qui les unit les uns aux autres est sans méfiance, sans peur et sans violence.

3. — C’est la raison pour laquelle nul ne peut être reçu Carbonaro s’il est esclave ou maître. Si dans les temps anciens la Maîtrise était un magistère, et la compétence reconnue par tous au Travail, aujourd’hui, la Maîtrise s’est perdue dans la domination. Elle n’est plus autorité mais pouvoir ; elle n’est plus puissance mais coercition. De cette maîtrise-là, le Carbonaro ne veut point. Quant à l’esclavage parmi les hommes, les deux cent dernières années ont fait triompher sur toute la surface du globe les idées émancipatrices de la démocratie, contre les tyrannies religieuses et politiques. Pour autant, ce n’est pas parce que les maîtres abusifs sont pointés et reconnus, que les esclaves sont libres ; et la gangrène humaine consiste en cela : que les hommes aiment inconsidérément se réduire eux-mêmes en esclavage pour n’avoir point à supporter le poids de leur liberté. Aussi le Carbonaro se refuse-t-il à être esclave, car même s’il n’y avait plus de maître, il subsisterait des esclaves qui s’empresseraient d’élever parmi la foule des opprimés quelque nouvelle brute qui les jugulerait et les tyranniserait.

4. — Si la comédie du monde offre le désolant spectacle d’une lutte entre Opprimés et Oppresseurs, les opprimés d’aujourd’hui rêvant d’être à leur tour les oppresseurs de demain, la Vente de Charbonnerie veut être ce sanctuaire où naît et croît le nouveau type d’homme pourchassé également par la haine des uns et des autres : l’Artiste.

5. — Mais comme le siècle passé a donné l’enseignement aux Carbonari du carbonarisme moderne que la révolution politique ne suffit pas pour que l’homme échappe à la roue de feu de la domination et de la soumission, ils ont conçu que la cause en était la nature des lois. Car on ne rend pas les hommes meilleurs en leur imposant un règlement ou une législation pour poursuivra le crime. Tout au plus leur fait-on redouter la sanction, et ainsi eux-aussi vivent-ils dans la peur et le mensonge. C’est pourquoi, contre la parole des juristes qui veulent cerner par un code la liberté, les Carbonari ont-ils préféré promouvoir la parole poétique, celle des rites ancestraux et archaïques de leur bonne Charbonnerie, qui témoigne en elle-même de l’égalité des hommes réconciliés avec eux-mêmes, entre eux-mêmes et avec le monde. Mais cette parole rituelle et poétique, parce qu’elle est ouverte à l’interprétation, exige des initiés qu’ils produisent eux-mêmes les principes qui ne sont plus énoncés de manière univoque par une autorité politique. Aussi le néo-carbonarisme est-il révolutionnaire en ce qu’il fait ici et aujourd’hui des Artistes, et non pas des législateurs pour la société de demain qui imposeront à d’autres leur conception de la liberté.

6. — Dans les temps anciens, la Charbonnerie était une initiation de métier destinée à des hommes loin de tout commerce civilisé, et qui furent contraint de sacraliser la violence et la destruction qui était le cœur de leur vie, afin qu’ils la puissent endurer en lui donnant sens. Chemineaux naissants sans le baptême, agonisants sans un prêtre dans le drap unique où ils furent accouchés, vivants dans des campements itinérants de baraques au fond des forêts, n’ayant ni commune ni église, mêlés aux sorciers, aux brigands, aux parjures, aux excommuniés et aux maquisards, les Charbonniers abritèrent en leurs Ventes tous ceux que la cité ne pouvait souffrir. Leur Travail même portait la marque de la damnation, puisqu’il vivaient de la Forêt, asile protecteur de leur différence, qu’ils sacrifiaient et brûlaient. Ainsi devaient être les songes des Bons Cousins Charbonniers avant que Rome ne vienne les évangéliser, emplis d’images troubles de transgression, de sacrifice, de violence et de mort. Alors, puisque de tels spectres hantaient leurs songes, puisqu’il fallait vivre avec cette malédiction, plutôt que de la condamner, le peuple du Prophète de la Forêt s’ingénia à la convertir en sacré. Ainsi naquirent les rituels primitifs de la Charbonnerie, comme une magie sombre par laquelle les gueules noires de la Forêt, les rois de la Hache et les maîtres des bas-Fourneaux retrouvaient entre eux une dignité que la cité leur refusait.

7. — Mais cette société qui les refusait, Les Bons Cousins n’en voulurent point non plus. Rejetés par ce monde où les honneurs étaient rendus à la richesse et à la puissance, où le pauvre était condamné au mépris, ils eurent la force de fonder un ordre social où les valeurs s’inversèrent. Ainsi donc formèrent-ils dans les forêts les plus reculées des sociétés d’entraide, fondées non sur la richesse, parce qu’il n’avait rien, mais sur la fraternité, car ils en avaient besoin ou ils mourraient chacun pour soi dans la misère. Ainsi vécurent ces flibustiers des mers vertes, ces anges noirs de l’utopie, à cent lieues de l’autoritarisme centralisé, jacobin et pacificateur naissant. Babylone leur refusait l’humanité et magnifiait l’égoïsme des plus puissants ? Qu’à cela ne tienne ! Eux, en leurs forêts, allaient fonder des communautés où l’égalité stricte des droits et la communauté des biens était réelle. Ainsi étaient les Bons Cousins Charbonniers, qui, en renversant les valeurs d’un monde qui les refoulait, allaient fonder les premières communautés de partageux, où le pacte entre Bons Cousins se scellait souvent dans le sang, lorsque citadins, païens, prêtres ou soldatesques s’entendaient à répandre la civilisation à coups de sabres et d’évangiles. Partageux, ils l’étaient, car quel fol parmi eux aurait pu proclamer que la forêt lui appartenait à lui plus qu’à un autre ? Aussi, la terre, leur mère, qui portait le ciel, leur père n’appartenait à personne, car tous lui appartenaient.

8. — C’est pourquoi le carbonarisme ne se reconnaît pas plus aujourd’hui qu’hier dans les lois de la société actuelle, fondée sur la propriété des biens, et l’exploitation du travail d’autrui, et n’accepte que celles de la République du Maquis. Les Carbonari ne doivent donc pas obéissance au Prince de leur temps, car ils ne se sont jamais reconnus d’autre prince qu’eux-mêmes. Charbonnier reste, à jamais, maître chez soi. Si donc un Carbonaro est déchiré entre l’obéissance à la loi des guêpiers et l’acceptation des principes du carbonarisme, il devra faire fi des impératifs du prince, et choisir la fidélité à la Vente. C’est pourquoi nul n’est interdit de Vente s’il est rebelle à l’autorité constituée hors la Forêt. Mieux, la Vente peut être, si telle est la volonté des Bons Cousins, l’asile sûr pour celui qui vit hors des normes et subit la persécution du pouvoir constitué.

9. — Aussi les Carbonari n’ont-ils pas grande estime pour l’idée d’une patrie qu’il faudrait préférer à une autre, et où les hommes auraient une valeur supérieure aux hommes d’une autre patrie. L’homme est un, sa souffrance est commune, par delà les frontières : elle est celle de la même misère économique, affective, culturelle et spirituelle. Cette misère-là ne connaît pas de frontière, parce que ceux qui la causent n’ont cure des législateurs nationaux et ont constitué depuis longtemps une association internationale de malfrats de la finance et de l’arrogance, de l’exploitation et de la laideur. C’est la raison pour laquelle, s’il s’agit de promouvoir l’idée d’une République, en sus de l’idée d’une République du Maquis, les Carbonari n’admettraient que l’idée d’une République universelle où la valeur d’un homme est elle aussi universelle, quelle que soit son origine nationale ou ethnique. Aussi le néo-carbonarisme est-il indifférent, dans le meilleur des cas, au prince de la patrie où la Vente est ouverte. Le néo-carbonarisme est aujourd’hui hostile à la défense partisane d’une nation ou d’une patrie, pour y préférer la mise en avant d’une solidarité internationale, la République universelle, autant que locale, la Vente de Charbonnerie.

10. — La Vente particulière et la République universelle ont des intérêts convergents. Lorsque le prince se croit obéi par un Carbonaro, c’est que les intérêts du prince croisent incidemment ceux de la Vente particulière du Bon Cousin, et ceux de la République universelle à laquelle ce dernier travaille.

11. — Comme société de métier, au même titre que d’autres, la Charbonnerie met au cœur de ses préoccupations le Travail. Mais les préoccupations de la Charbonnerie étant initiatiques et traditionnelles, il faut entendre l’idée de Travail au sens d’Œuvre. C’est-à-dire que la Charbonnerie ne conçoit la nécessité de travailler que comme un moyen de transformer la nature et le monde, et de se transformer soi-même pour que s’accomplisse enfin l’Art. A ce titre, pour le Bon Cousin, il n’est de Travail que s’il s’accomplit dans l’Art révélant la Beauté.

12. — Or le libéralisme détruit l’idée d’un Travail qui soit célébration de la Vie. Il fait du travail une obligation, déshumanisante et humiliante. Sous la tyrannie du libéralisme, l’homme n’a le droit de vivre qu’à la condition qu’il soit producteur et consommateur, et ce qu’il produit est laid, inutile, insignifiant et mortifère. Et si d’aventure, il refuse l’embrigadement sous les bannières du travail obligatoire, il se voit condamné à la mort lente par le chômage, de telle sorte que l’homme moderne est contraint de travailler pour avoir de quoi vivre. Alors, toutes ces heures passées au bureau, à l’atelier, à l’usine sont des heures de sa vie qu’il donne et qui s’écoulent vers les banques et les bourses, comme son sang le ferait vers un vampire. Et pendant qu’il travaille, il ne vit point.

13. — Les néo-Carbonari n’acceptent pas la condamnation au travail à vie. Ils préfèrent vivre. Ils veulent que le travail abêtissant engendré par le capitalisme disparaisse, afin que chacun puisse se consacrer à la Vie. Ils veulent donc l’extension du chômage, de la liberté, du temps libre pour l’indolence, l’amour et la sagesse. Mais cela ne se pourra faire qu’à deux conditions : que soit réhabilitée l’idée que la vie ne s’arrête pas à l’activité professionnelle, et que l’argent confisqué par ceux qui condamnent les autres à travailler soit repris à ces voleurs, et qu’il soit restitué à la communauté des hommes.

14. — C’est pourquoi tout Carbonaro est un ardent défenseur de la cause de l’Art ; il travaille ardemment à la libération du travail, et non pas à la libération par le travail. Il met en avant, par sa vie et son exemple, les valeurs de l’Art, qui sont la Joie et l’engendrement du Monde, et condamne les valeurs du travail en société bourgeoise qui sont l’esprit de sacrifice et la mort du fantastique. Aussi n’est-il de Bon Cousin que s’il est créateur, et non plus producteur. C’est pourquoi aussi tout Carbonaro est un adversaire résolu de la confiscation de la richesse par quelques privilégiés. Il agit ainsi comme ses Ancêtres qui vivaient dans une Forêt dont aucun n’était propriétaire personnellement mais que chacun entretenait avec respect.

15. — Ce serait erreur que de croire le Carbonarisme religieux, au sens courant du mot, car il est à cent lieues de l’idée d’un dieu créateur, au sens où le poison s’est répandu autour du bassin méditerranéen. Le Carbonarisme privilégie le lien avec la nature, perpétuellement engendrée et engendrante, et cela suffit. Aux litanies du " ainsi soit-il ", elle préfère le constat de l'homme réconcilié avec le monde qui est le " ainsi cela est ". Aux implorations adressées au dieu unique, origine de toutes les certitudes et de toutes les intolérances, elle préfère le polythéisme sans prière de sa mère, la Terre, qui supporte son père, le Ciel.

16. — Un Bon Cousin se soucie comme d'une guigne de la religion, comme la question de dieu lui paraît d'abord venir d'un désordre de l'âme. Aussi entendra-t-on peu en Vente de propos sur dieu, car si, dans les temps anciens, Théobald et ses moines ont su coloniser les Ventes et instiller le poison vénéneux des larmes du crucifié là où frayaient les fées, la Charbonnerie primitive est opposée par nature au monothéisme, et notamment au monothéisme chrétien. La christianisation des rituels, organisée par Rome pour conquérir ces dernières âmes rebelles des forêts d'Europe a été la cause d'une terrible dégénérescence de la véritable Charbonnerie initiatique et traditionnelle. Il a fallu que passe le XIXe siècle pour que les Carbonari italiens, alors tous pieux, embrassent avec leur Grand Maître Garibaldi la cause de l'anticléricalisme, pour qu’ils échappent enfin aux rêts des jésuites. Mais cette libération est un acquis de l’histoire de la Charbonnerie, et il n’est pas possible aujourd’hui d’imaginer un Carbonari être papiste.

§ 2 — Règlement

17. — La V∵ est dite en formation ou en croissance lorsqu’elle est composée de 3 à 15 BB∵ CC∵ Ch∵.

18. — Lorsque la V∵ en formation est composée de 3 B∵ C∵ Ch∵, ce sont le R∵ Ch∵, le Voy∵ et le Veil∵, ces deux derniers remplissant en outre, les offices de 1er G∵ de la V∵ et Sec∵ pour le Voy∵ ; et 2d G∵ de la V∵, C∵ P∵, et Trés∵ pour le Veil∵.

19. — Lorsque la V∵ en formation est composée de 5 BB∵ CC∵ Ch∵, les deux derniers arrivants cumulent les fonctions de 1er G∵ de la V∵ et Sec pour le premier, et 2d G∵ de la V∵ et Trés∵ et C ∵ P∵ pour le second.

20. — Lorsque la V∵ est composée de 7 BB∵ CC∵ Ch∵, les postes sont équitablement répartis à raison de 1 poste par B∵ C∵ Ch∵ inscrit au Tableau de V∵, sauf pour le 2d G∵ de la V∵ qui en plus exerce la fonction de C∵ P∵.

21. — Lorsque la V∵ est composée de 9 BB∵ CC∵ Ch∵, chacun remplit un office.

22. — La V∵ est dite particulière lorsqu’elle est parvenue à 15 BB∵ CC∵ Ch∵.

23. — La V∵ est dite centrale lorsqu’elle est parvenue à 15 BB∵ CC∵ Ch∵ et lorsqu’elle envoie des émissaires pour constituer une nouvelle V∵. En ce cas, les émissaires sont le Veil∵ et le Voy∵ qui sont mandatés par la V∵ pour faire essaimer celle-ci. Ceux-ci s’attacheront à repérer un nouveau guêpier et le constitueront R∵ Ch∵ de la nouvelle V∵ qu’ils essaiment.

24. — La V∵ est dite Haute-V∵ lorsque elle est constituée des Voy∵ de toutes les V∵ existantes sur le territoire national. La Haute-V∵ n’a aucun pouvoir décisionnel. Elle n’agit que comme lieu confédéral d’échange d’informations, laissant toute lattitude à toute V∵ d’agir en totale autonomie. La Haute-V∵ ne connaît aucune limite au nombre de B∵ C∵ Ch∵ inscrits sur ses registres, et elle peut dépasser 22 BB∵ CC∵ Ch∵, mais cependant, elle doit élire chaque année 9 BB∵ CC∵ Ch∵ parmi ses membres qui constitueront une V∵ de taille modeste et qui sera la représentation de la Ch∵ nationale. Cette V∵ des 9 est dite V∵ Suprême.

25. — La V∵ est dite V∵ Suprême lorsqu’elle est constituée de 9 BB∵ CC∵ Ch∵ choisis parmi les BB∵ CCQ de la Haute-Vente nationale. Ils interviennent comme les délégués et les mandatés conditionnels de la Haute-Vente lorsqu’il y a des liens et des négociations à établir avec les V∵ des autres nations européennes. Ils n’ont aucun pouvoir décisionnel

26. — Le G::: F::: est la V∵ composée des RR∵ Ch∵ des VV∵ Suprêmes de chacune des nations d’Europe. Le G::: F::: n’a aucun pouvoir décisionnel mais agit comme la courroie de transmission d’informations internationales entre les VV∵. c’est lui qui peut coordonner les volontés lorsqu’il faut entreprendre sur un terrain d’opération élargi aux Etats européens.

27. — Il y a encore une structure confédérale, celle des 12, sur laquelle il ne faut rien encore dire ici.

28. — Les charges à se répartir au sein de la V∵ sont les suivantes : un R∵ Ch∵, un Veil∵ un Voy∵, un 1er G∵ de la V∵, un 2d G∵ de la V∵, un Sec∵, un Trés∵, un C∵P∵, un Inc∵.

R∵ Ch∵

29. — Lorsqu’une V∵ nouvelle apparaît, elle n’est initialement constituée que d’un Veil∵ et d’un Voy∵ qui venaient tous deux d’une même V∵ antérieure, et qui s’entretiennent avec un guêpier de l’éventualité d’une initiation Ch∵. Si le guêpier pressenti répond favorablement à ces sollicitations, alors il est désigné par le Veil∵ et par le Voy∵ comme R∵ Ch∵ de la nouvelle V∵, est initié App∵, puis M∵ en les formes accoutumées, et prend immédiatement ses offices de R∵ Ch∵ de la nouvelle V∵.

30. — Le R∵ Ch∵, en collaboration étroite avec le Veil∵ et le Voy∵ s’applique à recruter parmi les guêpiers de son entourage de futurs B∵ C∵ qu’il a la charge d’initier.

31. — Le R∵ Ch∵ d’une V∵ en croissance est choisi par le Veil∵ et le Voy∵ au moment de la naissance de ladite V∵. Mais lorsque la V∵ est parvenue à sa pleine croissance, c’est-à-dire lorsqu’elle est composée de 15 BB∵ CC∵, alors, le R∵ Ch∵ remet son poste en jeu au terme de l’année écoulée.

32. — Toutefois, si quelqu’un de la V∵ exprime son mécontentement à l’égard de la politique entreprise par le R∵ Ch∵ lors de son exercice, alors son mandat peut être révoqué, modifié, sous la condition une fois encore que l’accord nouveau soit établi de manière unanime et collégiale.

33. — Le R∵ Ch∵ a pour fonction de veiller au bon déroulement des débats, en distribuant la parole, en ramenant au sujet et en synthétisant les positions défendues. Il n’a théoriquement aucun rôle décisionnel, mais, dans le cas où il faut prendre une décision, et que, par le plus grand des malheurs, personne ne s’en sent capable, c’est au R∵ Ch∵ de désigner d’office le partage des tâches et des responsabilités.

34. — Tout au long de l’exercice de sa fonction, le R∵ Ch∵ doit travailler à se rendre inutile, afin que s’exerce une véritable souveraineté des personnes, prenant chacune sa place et ses responsabilités sans attendre qu’on lui indique ce qu’elle doit faire. Le R∵ Ch∵ travaille donc à sa propre disparition.

Veil∵

35. — Le Veil∵ veille à l’application des règlements de la V∵, et s’attache à dépister parmi les présents en V∵ ceux qui y viendraient pour répandre les germes de la hiérarchie ou de l’autorité. Sa fonction le destine à repérer et désigner les dérives politiciennes, qui feraient de la V∵ un lieu de recrutement pour un parti ou une ligue quelconque, au service d’une structure extérieure.

36. — Sa fonction n’est éligible qu’au moment où il quitte sa V∵ pour aller en fonder une autre.

37. — Toutefois, si quelqu’un de la V∵ exprime son mécontentement à l’égard de la politique entreprise par le Veil∵ lors de son exercice, alors son mandat peut être révoqué, modifié, sous la condition une fois encore que l’accord nouveau soit établi de manière unanime et collégiale.

Voy∵

38. — Le Voy∵ est parmi les BB∵ CC∵ Ch∵ celui qui voyage le plus, d’une V∵ à l’autre, s’enquérant des nouvelles et répandant les informations. Il est la courroie de transmission d’information entre la V∵ particulière et la V∵ dont elle est le rejeton, entre la V∵ particulière et la V∵ dont elle est à l’origine. C’est enfin lui qui introduit les visiteurs, c’est lui qui répond d’eux et qui les présente à sa V∵.

39. — Sa fonction n’est éligible qu’au moment où il quitte sa V∵ pour aller en fonder une autre.

40. — Toutefois, si quelqu’un de la V∵ exprime son mécontentement à l’égard de la politique entreprise par le Voy∵ lors de son exercice, alors son mandat peut être révoqué, modifié, sous la condition une fois encore que l’accord nouveau soit établi de manière unanime et collégiale.

1er G∵ et 2d G ∵ de la V∵

41. — Les G∵ de la V∵ se tiennent intérieurement à l’entrée de la V∵, et avertissent de la venue d’étrangers. Ils donnent aussi les réponses au R∵ Ch∵ à l’ouverture et à la fermeture des Travaux.

42. — Leur fonction est soumise à l’élection annuellement.

43. — Toutefois, si quelqu’un de la V∵ exprime son mécontentement à l’égard de la politique entreprise par l’un des G∵ de la V∵ lors de son exercice, alors son mandat peut être révoqué, modifié, sous la condition une fois encore que l’accord nouveau soit établi de manière unanime et collégiale.

Sec∵

45. — Le B∵ C∵ Sec∵ détient les sceaux, archives et timbres de la V∵. Il doit les utiliser avec parcimonie, sachant qu’aucune diffusion interne par voie écrite ne doit avoir lieu. Les travaux d’écriture du B∵ C∵ Sec∵ sont donc à diffusion externe, sous forme de déclarations à l’adresse des guêpiers et des profanes.

46. — Il est chargé de convoquer aux Travaux de V∵ les B∵ C∵ concernés, et transmet toute invitation à des Travaux supplémentaires que le R∵ Ch∵ jugera bon d’organiser.

47. — Il est la mémoire vivante de la V∵, sachant ce qui s’est déroulé lors des Travaux précédents, mais ne gardant nulle part trace desdits Travaux, si ce n’est dans sa mémoire.

48. — Sa fonction est soumise à l’élection annuellement.

49. — Toutefois, si quelqu’un de la V∵ exprime son mécontentement à l’égard de la politique entreprise par le Sec∵ lors de son exercice, alors son mandat peut être révoqué, modifié, sous la condition une fois encore que l’accord nouveau soit établi de manière unanime et collégiale.

Trés∵

50. — Le Trés∵ est dépositaire des fonds de la V∵. A l’issue de chaque Travail, il fait passer le Chapeau et collecte ainsi une somme que chacun lui doit verser. Cette somme versée mensuellement doit être égale à 1/2% des revenus gagnés lors de ce mois.

51. — Il doit garder traces écrites des opérations de crédit ou de débit de la V∵ , mais ces témoignages scripturaires devront être allusifs et discrets afin qu’ils ne puissent être désignés comme tels par un examinateur profane.

52. — Toute dépense qu’il fait avec l’argent de la V∵ doit être faite avec l’autorisation unanime de la V∵.

53. — Tout bien acquis par la V∵ appartient à la V∵ comme entité collective, c’est-à-dire comme personne morale, et il est décidé de son devenir de manière collective.

54. — Tous les six mois, le Trés∵ doit faire un point de Trésorerie en V∵.

56. — Sa fonction est soumise à l’élection annuellement.

57. — Toutefois, si quelqu’un de la V∵ exprime son mécontentement à l’égard de la politique entreprise par le Trés∵ lors de son exercice, alors son mandat peut être révoqué, modifié, sous la condition une fois encore que l’accord nouveau soit établi de manière unanime et collégiale.

C∵ P∵

58. — Le C∵ P∵ se tient hors de la V∵, ou dans le cercle de la V∵, indistinctement, car il est le seul à ne pas avoir de localisation exacte et précise. Il surveille les alentours de la Baraque, est toujours habillé, et peut, pour sa fonction, requérir l’aide d’autres BB∵ CC∵ qu’il ira chercher dans la V∵. Sa fonction est donc de surveillance.

59. — Il est le seul à pouvoir interrompre quand il le souhaite les travaux pour déclencher l’alarme ou informer les BB∵ CC∵ d’un événement digne d’être signalé. Il exerce ce droit notamment dans les initiations

60. — Sa fonction est soumise à l’élection annuellement.

61. — Toutefois, si quelqu’un de la V∵ exprime son mécontentement à l’égard de la politique entreprise par l’un des G∵ de la V∵ lors de son exercice, alors son mandat peut être révoqué, modifié, sous la condition une fois encore que l’accord nouveau soit établi de manière unanime et collégiale.

Inc∵

62. — L’Inc∵ a une fonction inconnue. On ne sait pas à quoi il peut bien servir. La fonction de l’Inc∵ restera l’une des énigmes les plus indéchiffrables de la Ch∵ Moderne.

63. — Sa fonction est soumise à l’élection annuellement.

64. — Toutefois, si quelqu’un de la V∵ exprime son mécontentement à l’égard de la politique entreprise par l’Inc∵, ce qui a priori est fort rare, attendu que l’Inc∵ ne fait rien, alors son mandat peut être révoqué, modifié, sous la condition une fois encore que l’accord nouveau soit établi de manière unanime et collégiale.

§ 3 — Organisation et convocations

65. — Dans le cas d’un poste laissé vacant en cours d’année, par démission, disparition, emprisonnement, ou décès, il est procédé au choix d’un remplaçant pour le restant de l’année selon les dispositions indiquées ci-dessus.

66. — Toute décision en V∵ est prise à l’unanimité, jamais à la majorité, absolue ou relative. La règle d’or étant la collégialité, l’important n’est donc pas tant de voter pour avaliser une décision que de réfléchir longuement aux conditions d’exercice du pouvoir. C’est pourquoi l’essence même de la Ch∵ n’est pas tant le partage du pouvoir que le débat du pouvoir dans l’exercice du palabre. La V∵ est le lieu de la démocratie directe réelle. C’est là sa force si les BB∵ CC∵ qui la constituent sont forts eux-mêmes ; mais c’est là aussi sa faiblesse si les BB∵ CC∵ dont elle est faite sont faibles eux-mêmes, n’ayant ni l’expérience du débat contradictoire, ni celle de la démocratie et de la reponsabilisation.

67. — Les Trav∵ ont communément lieu une fois par mois, mais la V∵ est libre d’organiser différemment ses actes, pour des raisons de confort.

68. — Chaque Trav∵ doit être précédé d’une convocation faite par le Sec∵ aux BB∵ CC∵ concernés.

69. — Si un B∵ C∵ a manqué à l’Av∵ de la V∵ ou de B∵ C∵, il peut être radié de son état de B∵ C∵. La décision doit être entérinée par la V∵, si possible avec la présence du B∵ C∵ incriminé, lequel a dû être convoqué en sachant l’objet de la convocation.

70. — Un B∵ C∵ radié ne peut plus fréquenter la V∵ où il a reçu le Feu, pas plus qu’il ne peut aller en visite dans d’autres V∵. S’il se risque à cela, il est puni de mort. La même sanction est encourue pour tout ancien B∵ C∵ radié qui donne ses anciens BB∵ CC∵.

71. — Toutefois, parce que la peine de mort est parfois l’objet d’incessants débats en V∵ qui laissent au fautif le temps de s’enfuir et de dénoncer la V∵ aux autorités, il a été convenu que cette peine pouvait se transformer en amende ou en privation de l’entrée de la V∵ pendant quelques séances.

72. — Un B∵ C∵ peut demander sa démission. Il n’est pas besoin pour lui de justifier de sa volonté, et sur accord de la V∵ elle lui sera accordée, à condition qu’il se soit mis à jour de ses cotisations mensuelles au jour de sa demande de démission.

73. — Un B∵ C∵ de la V∵ peut aller en visite dans une V∵ voisine sous la condition exclusive qu’il ait été présenté par le B∵ C∵ Voy∵. Il sera néanmoins charb∵ sur les Ourd∵ de la V∵ par le C∵ P∵ avant d’être accepté dans la Bar∵.

74. — Un B∵ C∵ d’une V∵ extérieure peut être affilié à la V∵ sous les conditions suivantes : qu’il soit à jour de ses cotisations avec sa V∵ d’origine ; qu’il soit connu par le B∵ C∵ Voy∵ de la V∵ ; qu’il soit recommandé par au moins 3 BB∵ CC∵ qui répondent de lui sur leur Av∵ ; qu’il n’y ait eu aucun motif de brouille entre lui et sa V∵ qui n’aient été préalablement résolu ; et que sa V∵ soit mise au courant de sa volonté et qu’elle ait donné son accord pour l’affiliation.

75. — Peut être initié au gr∵ d’App∵ Ch∵ tout homme ou toute femme de 21 ans accomplis, n’étant ni esclave ni maître, et qui n’est pas dupe de la comédie sociale. Le guêpier devra avoir montré dans sa vie profane la distance qu’il met entre lui et la bêtise, le peu de cas qu’il met à défendre l’avilissement dans le travail, un goût manifeste pour la dérision, l’appel des hauteurs et le goût du risque. On attend de lui qu’il se soit révélé dans des actes qui le mettent du côté des méprisés, c’est-à-dire des pauvres, des poètes, des voleurs, des fainéants, des mendiants et des sages. Il devra aussi avoir fait montre dans sa vie quotidienne des qualités irréprochables que sont le goût pour la paresse, l’amitié, la lucidité , — le cœur, en somme.

En ce cas, après que 3 BB∵ CC∵ aient enquêté auprès de lui, et au minimum 9 mois, ou 9 semaines, ou 9 heures ou 9 minutes après sa demande d’admission, il pourra être soumis aux premières épreuves initiatiques.

Si l’impétrant est entrepreneur, homme de loi, militaire, gendarme ou religieux, il devra subir une sévère mise à l’épreuve de ses qualités, à travers une série d’épreuves où il lui sera demandé de verser une somme considérable à la V∵, de témoigner en sa faveur à un procès, de détourner des armes et des munitions vers les BB∵ CC∵, enfin d’être parjure avec sa foi et de maudire son dieu. A l’issue de ces épreuves, on lui refusera l’initiation. Car s’il a échoué à ces épreuves, il sera resté fidèle à la bêtise et à la méchanceté ; et s’il a accepté et les a franchies avec succès , c’est qu’il est prêt à tout, et qu’on ne peut lui faire confiance.

76. — Peut être initié au gr∵ de M∵ Ch∵ tout B∵ C∵ App∵ Ch∵ qui en fait la demande à sa V∵. Il doit y avoir cependant 9 mois, ou 9 semaines, ou 9 heures ou 9 minutes qui se sont passés entre son accession au gr∵ d’App∵ Ch∵ et son initiation au gr∵ de M∵ Ch∵.

L’App∵ sera reçu M∵ s’il a fait montre de réelles qualités pendant son App∵, la première étant qu’il a su garder son indépendance par rapport à la Ch∵ et n’a jamais adhéré à cette dernière comme si elle eût été pour lui une planche de salut ou une nouvelle foi. Peuvent donc postuler au gr∵ de M∵ Ch∵ ceux qui, parmi les Ch∵ n’ont pas une confiance aveugle en la Ch∵, et n’en font pas d’éloges niais, plein de morale dégoulinante ou sentencieuse.

§ 4 — Usages et Coutumes

77. — La coutume veut qu’en Ch∵ moderne on s’appelle indistinctement " mon B∵ C∵ Ch∵" lorsque les Travaux sont symboliques et que l’atmosphère est bucolique ; mais l’appellation devient " Carbonaro " lorsque les propos sont politiques, séditieux ou subversifs, — ce qui est la même chose en V∵ carbonariste. De même, le mot " honneur " n’a pas lieu d’être en V∵, et on y préfère l’usage de " l’Av∵". Le lieu où la V∵ a lieu s’appelle la Bar∵. Les alentours immédiats de la Bar∵ sont les Ourd∵. Ils sont dans la périphérie où la voix du C∵ P∵ porte jusqu’à la Bar∵. Au-delà de l’Ourd∵, c’est la Forêt.

78. — Les mots sont codés comme par leur diminutif suivi d’une triponctuation inversée (∵) qui signifie l’arbre que l’on renverse. Il peuvent aussi être codés par cinq points (.::) qui signifient les cinq bases. Le G::: F::: est le seul mot qui se code en six points. Les correspondances sont signées de Etinamuh.

79. — L’index horizontal signifie la fine aiguille ou le point du jour, heure symbolique à laquelle débute le Charb∵. L’index courbé en rétrogradé signifie la sortie de la V∵

§ 5 — Autres points

80. — les Articles suivants, jusqu’à 99 sont laissés blancs, afin que la V∵ y pourvoit elle-même, et qu’elle s’en débrouille, édictant des décrets particuliers qu’elle trouve accomodant avec sa manière singulière de Charb∵, pourvu qu’ils ne soient point contradictoires avec les Articles précédents.

RIT∵ PRIMITIF C∵

Ier GRADE — APPRENTISSAGE

Du néant à la vie

DISPOSITION ET DECORATION DE LA V∵

Si autrefois, la V∵ se tenait en pleine nature dans une clairière au clair de lune parce que la Forêt était le refuge du Maquisard, aujourd’hui que le béton fleurit par toute la terre et que le désert et la jungle sont urbaines, il a été convenu que la V∵ de carbonari peut être tenue dans un site urbain. En ce cas, ce devra être un site laissé à l’abandon, dans une zone hostile, comme un terrain vague, une cave d’immeuble, un chantier en construction.

Les BB∵ CC∵ sont en chemise, si possible manches retroussées et bras découverts, et doivent porter une ceinture de cuir. Ils ont d’épaisses chaussures, et les costumes doivent être troqués contre des habits de toile épaisse et pratique, de campagne ou de travailleur, comme s’ils sortaient effectivement d’un chantier de plein air. Ils doivent venir à la V∵ armés s’ils le peuvent, soit du poignard rituel marqué au sceau de la mort, soit enfin d’une arme à feu. Le visage doit être masqué et nul ne se découvre de toute la cérémonie, de telle sorte qu’il devient difficile pour un profane de distinguer les BB∵ CC∵ les uns des autres ou de les reconnaître. Si, dans les temps anciens, c’était le Charb∵ sur la face qui faisait office de masque, il est plus approprié aujourd’hui de porter un foulard, une cagoule, un passe-montagne, ou tout couvre-chef rendant difficile l’identification. Les BB∵ CC∵ restent constamment coiffés ou masqués pendant la cérémonie.

Il ne faut pas que les BB∵ CC∵ paraissent ici apprêtés ou déguisés. Ainsi, s’il advenait que, par un malheureux hasard, ils fussent contraint d’interrompre la V∵ et de se fondre dans la foule, ils seraient difficilement repérables, tant ils pourraient passer, ainsi accoutrés, pour de modernes ouvriers de chantier d’extérieur.

L’Assemblée forme un cercle. Ce cercle aura été tracé préalablement à la cérémonie par le Cousin Piqueur, à l’aide d’un morceau de Charbon, ou bien avec une craie, ou bien encore avec de l’eau ou simplement en le traçant à la surface du sol. Il devra être de dimension suffisante pour que tous les membres de l’Assemblée puisse y siéger.

Trois BB∵ CC∵ sont positionnés à la périphérie du cercle comme s’ils étaient aux trois pointes d’un triangle équilatéral. Ce sont le Respectable Charbonnier, et les deux Gardes du chantier. Dans le cas où la V∵ est en extérieur, ces trois derniers BB∵ CC∵ ont chacun devant eux une souche, un tronc d’arbre, un billot, une pièce de bois, ou une table. Dans le cas où la V∵ est en zone urbaine, ou si la situation est périlleuse, il n’est pas besoin de ces éléments devant le Respectable et ses deux Gardes.

A la droite et à la gauche du R∵ Ch∵ siègent deux autres BB∵ CC∵ qui sont le Voyageur et le Veilleur.

Il est préférable que les B∵ C∵ soient debouts. Cependant, dans le cas où la cérémonie pourrait être longue en raison d’un ordre du jour chargé, on pourrait préparer quelques sièges qui seront rustiques, sobres, voire de fortune (tabourets, caisses...). Il reste enfin la possibilité, pour une V∵ de taille restreinte, dans une Baraque étroite, de prendre place à même le sol, sous la condition expresse que personne ne soit alors assis ou debout.

A l’extérieur du cercle des BB∵ CC∵, le Cousin Piqueur surveille les alentours de la V∵. Il porte, si possible, une arme à feu. Il peut choisir d’être épaulé, dans sa mission de sentinelle par tout Bon Cousin qu’il estimera nécessaire.

Sur la table (si elle existe) que se partagent le R∵ Ch∵, le Veil∵ et le Voy∵, on aura mis du pain, du vin, une couronne d’aubépine blanche, et cinq pièces de monnaie. S’il n’est pas possible, pour des raisons d’urgence ou de zone urbaine de trouver du pain et du vin, il faut les remplacer par deux substances renvoyant aux deux natures terrestre et spirituelle, c’est pourquoi la première devra impérativement être faite des moissons de la terre, et l’autre devra-t-elle contenir l’esprit de la terre. S’il n’est pas non plus possible de tresser la couronne d’aubépine blanche, ou s’il n’est pas d’essence végétale disponible, la couronne devra être remplacée par un bandeau de toile rugueuse, baisé par le Respectable Charbonnier et qui sera ceint durement autour du front de l’impétrant pendant la cérémonie. Juste devant le R∵ Ch∵, on aura mis deux armes à feu entrecroisées, ou une seule, (le fût du canon dirigée face au R∵ Ch∵), ou encore un poignard.

Devant la table (si elle existe) qui fait office de plateau pour le R∵ Ch∵, le Voy∵ et le Veil∵, on aura pris soin de déposer à même le sol sur un linge blanc les bases suivantes :

1 — ledit linge blanc

2 — une chandelle allumée

3 — un verre d’eau

4 — une salière pleine

5 — un miroir

On pourra aussi y adjoindre :

— deux branches liées en croix, l’une effeuillée, l’autre garnie de ses feuilles

— une tresse de quelques rubans noir, rouge, bleu

— une branchette de houx (" la pierre de comparaison ")

— une hache et une pelle posées en croix l’une sur l’autre, la pelle au-dessus pour les travaux spéculatifs, la hache au-dessus pour les travaux politiques.

— une pelote de fil

— des bûches

— un peu de terre

— quelques feuilles

— une couronne d’églantine (nécessaire pour l’initiation d’App∵)

— une échelle miniature à sept barreaux

— du fil et une aiguille

— etc...

La composition des bases avant la cérémonie proprement dite est un moment très important, car en sus des cinq bases incontournables, il est possible d’adapter les objets symboliques à la nature de la cérémonie du jour. Ainsi cette souplesse permet-elle de rendre plus de force encore au rituel.

OUVERTURE DES TRAVAUX

§1 — Batteries et acclamations rituelles d’ouverture

Le R∵ Ch∵ bat l’Av∵ ; les deux BB∵ CC∵ GG∵ du Chantier battent l’un après l’autre de droite à gauche. Battre l’Av∵ signifie donner un coup de poignard devant soi. Si les BB∵ CC∵ sont dépouillés de leur lame, il est possible exceptionnellement, de battre la Diane. En ce cas, il s’agit de frapper l’un contre l’autre les deux poignets, poings serrés, à hauteur du cœur.

Sitôt l’Av∵ battu par les trois BB∵ CC∵, le R∵ Ch∵ invite les BB∵ CC∵ présents à se mettre à l’ordre, lui compris. L’ordre se fait debout, en mettant à hauteur du nombril les bras en croix, le poignet droit sur le poignet gauche, et en tenant le poignard verticalement. Chacun s’exécute. Simultanément, on frappe du pied droit en l’écartant légèrement du gauche, mais en les laissant parallèles l’un à l’autre, et on s’écrie : " A l’Av∵ ! "

Le R∵ Ch∵ bat ensuite cinq coups de son poignard comme suit : 0......0..0......0..0, et déclare la Vente ouverte.

§2 — Présentation des bases

Chacun quitte l’ordre et se met à ses aises. Puis, le R∵ Ch∵, s’adressant au Veil∵ lui demande comment l’on fait un B∵ C∵. L’autre lui répond en désignant de la main les " bases ", c’est-à-dire les objets rituels qui se trouvent au cœur du triangle, sur le drap blanc. Le Veil∵ doit pour chacun des objets rituels, expliquer en quelques mots leur sens, selon le contexte de la V∵. Il doit aussi s’exprimer sur le tronc sur lequel repose le drap blanc, le cas échéant. Il est libre de son interprétation, mais ne doit pas pour autant faire un exposé qui n’en finirait plus. Il doit être bref, mais ne pas se contenter des récitations des dictionnaires de symbolisme.

Traditionnellement, le tronc d’arbre sur lequel repose les cinq bases renvoie au ciel et à la rotondité du monde ; le drap renvoie également aux premiers langes de l’enfant qui vient de naître et au linceul qui enveloppe le mort ; l’eau a des vertus purificatrices ; le feu éclaire ; le sel assainit ; le miroir révèle l’homme à lui-même ; la pelote de fil unit tous les B∵ C∵ ; les bûches servent à chauffer le fourneau ; les feuilles couvrent la braise ; la couronne d’églantine rappelle les infortunes de la très sainte liberté ; les rubans sont les attributs de la C∵ — bleu comme la fumée, noir comme le charbon, rouge comme le feu, etc...

§ 3 — Questions

Le R∵ Ch∵ s’adresse ensuite au Voy∵, et l’interroge sur trois points : D’abord son origine, ensuite sur ce qu’il vient faire ici, enfin sur ce qu’il apporte.

A la question de son origine, le Voy∵ interrogé répondra qu’il vient de la " Forêt du Roi " ; à propos de ce qu’il vient faire ici, il explique que " si cela semble du mal en apparence, cela se changera bientôt en bien " ; enfin, quant à savoir ce qu’il apporte, il répond qu’il " vient avec du bois, des feuilles et de la terre pour construire, frapper et cuire au fourneau ".

Le R∵ Ch∵ cherche à le questionner un peu plus sur ce dernier point, et le Voy∵ révèle qu’il apporte aussi " Honneur, Vérité, Humanité " à tous les B∵ C∵ ici réunis.

Ensuite le R∵ Ch∵ interroge une dernière fois le Voy∵ de cette manière (et c’est la seule partie rituelique qui est sue par cœur) :

" Où est ton parrain ?

Le Voy∵ tourne la tête à droite.

— Où est ta marraine ?

Le Voy∵ tourne la tête à gauche.

— Où est ton père ?

Le Voy∵ lève les yeux au ciel.

— Où est ta mère ? "

Le Voy∵ baisse les yeux vers la terre.

§ 4 — Travaux

On peut alors procéder aux Travaux. Les discussions privées sont interdites pour la pleine clarté des exposés, et les GG∵ peuvent rappeler à l’ordre les discourtois. La demande de prise de parole se fait en plantant son poignard devant soi ou, à défaut, en battant la Diane. La parole est répartie par le R∵ Ch∵ qui veille à ce que les temps de parole soient équitables, et que chacun soit traité sur un pied d’égalité, malgré les différences d’aisance d’expression. Le R∵ Ch∵ intervient surtout dans les débats comme un modérateur de séance, qui synthétise la parole des uns et des autres, ramène au sujet lorsqu’on s’en écarte.

Lors des travaux, les BB∵ CC∵ peuvent circuler librement dans les limites du cercle initialement tracé par leur présence, sous la condition expresse du silence pendant les débats, et si le relâchement d’attention qui s’en suit ne nuit pas au débat. Communément, on autorise les déplacement dans les travaux lorsque ceux-ci sont d’abord festifs, et ne sont que l’occasion de se retrouver, dans la paix, la joie et l’harmonie. Seul le Cousin Piqueur peut franchir le cercle et passer indistinctement du sacré au profane. Il est enfin possible de faire circuler du pain, du café, du thé, du vin, du tabac, etc. à condition que les prises soient modestes et partagées. Là encore, c’est aux GG∵ d’intervenir s’ils estiment que la prudence n’est pas respectée. Les Travaux de Charb∵ sont discrets : ils ne sont jamais clos par de bruyantes agapes. Aussi autorise-t-on donc le partage fraternel dans l’espace et le temps sacré, mais alors la nourriture partagée entre les hommes est également sacrifiée aux dieux. C’est pourquoi une part modeste et minime de ce qui est partagé par les BB∵ CC∵ doit-il être aussi donné à leur Mère la Terre. On prendra donc soin, avant de porter pour la première fois la nourriture ou la boisson aux lèvres, d’en glisser une petite part en offrande sous la terre. Lorsqu’il s’agit de fumer, la première bouffée soufflée doit être dirigée vers le Ciel, vers le Père.

INITIATION

a) Préparatifs

Le récipiendaire est invité à se rendre à l’heure de la prochaine V∵, dans les environs de la Baraque. Il doit ignorer précisément le lieu de la rencontre, et ses enquêteurs lui auront laissé entendre qu’ils sera contacté par l’un des leurs. On lui recommande aussi de venir armé dans l’éventualité d’un guet-apens.

Le R∵ Ch∵ invite le C∵ P∵ à faire un tour dans la Forêt, à l’extérieur de la V∵ pour y rencontrer éventuellement des curieux et les constituer prisonniers pour les amener ici.

Le C∵ P∵ sort et parcourt la Forêt ; il peut éventuellement se faire aider d’autres B∵ C∵ qu’il a loisir de réquisitionner pour la peine. S’il rencontre le récipiendaire, il le menace avec son arme, le désarme, lui ôte son argent et son habit et l’amène à la porte du chantier où il le laisse. Puis il s’annonce par ces mots : " A l’avantage ! ". Le R∵ Ch∵ lui répond de même.

Le C∵ P∵, accompagné de ses acolytes éventuels, rentre et jette au milieu du cercle le résultat de ses rapines sur le Guêpier. On lui demande de ses nouvelles ; il annonce la découverte d’un impétrant. On l’interroge sur les réactions de ce dernier pendant l’altercation et sur ce qu’en pense le C∵ P∵. Si personne ne s’y oppose, on décide donc de lui faire pénétrer la V∵.

b) Première rencontre

Le C∵ P∵ sort et demande au Récipiendaire son nom et ses qualités, puis il lui bande les yeux avant de l’introduire. Les deux GG∵ quittent leur poste pour attendre à l’huis de la Bar∵. Sitôt qu’il entre, il est emmené par les trois BB∵ CC∵ au milieu de la V∵, debout face au R∵ Ch∵. Le récipiendaire est positionné devant le centre de la V∵, face au R∵ Ch∵.

Tous les BB∵ CC∵ de la vente lui font un interrogatoire serré, mais respectueux.

Puis le R∵ Ch∵ passe au vote, vote qui doit remporter l’unanimité pour que l’initiation ait lieue, sans quoi, elle est ajournée, et le Guêpier est reconduit au milieu de la forêt avec ses affaires, mais il aura été délesté de son argent.

c) Initiation

On le fait alors avancer auprès de la souche du R∵ Ch∵ , et on lui fait prêter l’obligation, laquelle sera prononcée sur deux armes à feu entrecroisées, ou sur une seule, ou bien encore sur le poignard rituel, alors qu’il est debout. Au moment du serment, les BB∵ CC∵ se lèvent, et le cercle se resserre autour de lui.

Le Serment est composé de cinq engagements

1 — Ne rien révéler des secrets de ce qui se fait en V∵ ;

2 — Ne jamais tromper un B∵ C∵ ;

3 — Toujours porter assistance à un B∵ C∵ dans la détresse ;

4 — Punir les tyrans et les oppresseurs ;

5 — Rester fidèle à la liberté

Puis, à l’issue, le R∵ C∵ lui passe la couronne de feuilles, lui donne " l’acolée " sur le chignon du cou, et lui offre le poignard ou l’arme sur laquelle il a fait son serment. Il lui enseigne la Parole sacrée (" Honneur, Vérité, Humanité "), lui dit que le Mot d’Ordre qui se donne chaque mois, de bouche à oreille, ne s’écrit jamais. Enfin, il lui donne le signe de reconnaissance, dit de l’Echarpe (porter la main droite à l’épaule gauche et descendre jusqu’à la hanche droite comme si l’on était tranché d’un coup de hache que l’on se donnait à soi-même plutôt que d’être parjure).

Le récipiendaire est ensuite salué par tous les BB∵ CC∵ qui l’embrassent et se réjouissent avec lui. Ensuite, on partage avec lui le pain et le vin de l’hospitalité et on lui donne la menue monnaie qu’il y a sur la souche du R∵ C∵ . Il repart en sus avec l’arme sur laquelle il a fait son serment et la couronne d’églantines ou de feuilles.

FERMETURE DES TRAVAUX

Le R∵ Ch∵ bat la diane ; les deux BB∵ CC∵ GG∵ du Chantier battent l’un après l’autre de gauche à droite. Puis le R∵ Ch∵ invite les BB∵ CC∵ présents à se mettre à l’ordre.

Le R∵ Ch∵ bat ensuite cinq coups et déclare la V∵ fermée.

RIT∵ PRIMITIF C∵

IIe GRADE — MAÎTRISE

Passage de la vie à la mort

DISPOSITION ET OUVERTURE DES TRAVAUX DE LA V∵

Rien ne change par rapport à l’initiation au Ier Grade, si ce n’est, bien sûr, que l’assemblée n’est faite que de BB∵ CC∵ MM∵ Ch∵ , et qu’elle doit avoir lieu impérativement à la nuit tombée.

La table commune du R∵ Ch∵ , du Veil∵ et du Voy∵ est libre de tout objet.

Les bases ne sont composées que des cinq outils symboliques traditionnels que sont le Drap blanc, l’Eau, le Feu, le Sel, et le Miroir, et rien d’autre.

L’App∵ attend à l’extérieur de la V∵ avec le C∵ P∵. Il est venu avec son Arme, si possible celle sur laquelle il a prêté son serment, ainsi que la Couronne d’églantines dont il fut coiffé. S’il ne l’a plus, une autre lui est faite par le C∵ P∵. Il a été convoqué bien plus tôt dans la journée, et c’est le C∵ P∵ qui l’a accueilli avec une pelle, ou une pioche, en l’invitant à creuser une fosse dans un endroit assez retiré par rapport à la V∵ , et c’est pourquoi il est impératif que la V∵ ait lieu en extérieur, afin que la fosse puisse être creusée à même la terre.. Pendant tout ce travail exténuant, le C∵ P∵ n’aura pas établi le moindre contact avec l’App∵ . La fosse doit être suffisante pour qu’on y inhume l’App∵ . Il est possible que cette tâche lui ait coûté beaucoup d’efforts, mais le C∵ P∵ ne lui offrira rien pour le réconforter. Si l’App∵ renonce à l’ouvrage, le C∵ P∵ ne le retiendra pas, mais la Table Ronde des BB∵ CC∵ ChQ lui sera refusée.

OUVERTURE DES TRAVAUX

§1 — Batteries et acclamations rituelles d’ouverture

Le R∵ Ch∵ bat l’Av∵ ; les deux GG∵ du Chantier battent l’un après l’autre de droite à gauche. Sitôt l’Av∵ battu par les trois BB∵ CC∵ , le R∵ Ch∵ invite les BB∵ CC∵ présents à se mettre à l’ordre, lui compris et l’on crie : " A l’Av∵ ! ". Le R∵ Ch∵ bat ensuite l’Av∵ de cinq coups, et déclare la V∵ ouverte.

On quitte l’ordre.

§2 — Présentation des bases

On fait entrer l’App∵ couronné. Sa poitrine doit être nue. On le met face aux Bases, à l’ordre. Le R∵ Ch∵ , s’adressant au Veil∵ lui demande comment l’on fait un B∵ C∵ M∵ Ch∵ . L’autre lui répond en désignant de la main les bases, et les commente. Son commentaire doit être sombre, et la dimension de la transgression, de la violence et de la mort doivent transparaître, car on passe du spéculatif (App∵ ) au politique (M∵ ).

§ 3 — Questions

Le R∵ Ch∵ s’adresse ensuite au Voy∵ , et lui fait le même jeu de questions-réponses auquel il s’était déjà prêté lors de la cérémonie d’initiation.

Cependant, si au Gr∵ d’App∵ , le Voy∵ était censé apporter " l’Honneur, la Vérité et l’Humanité ", au Gr∵ de M∵ , il apportera : " rien ".

§ 4 — Procession funèbre

Le R∵ Ch∵ demande à l’App∵ , toujours à l’ordre, de quitter sa Couronne d’aubépines blanches (ou, à défaut, de feuilles). Il la lui dépose au milieu du Drap blanc, parmi les Bases. Puis, la V∵ toute entière quitte la Bar∵ et se met en procession funèbre, dans un silence lugubre que rien ne doit troubler.

Le R∵ Ch∵ ouvre la procession, marchant le premier en portant la lampe de l’Assemblée.

Il est suivi par les deux GG∵ de la V∵ , le Veil∵ et le Voy∵ . Chacun de ces quatre BB∵ CC∵ tient l’une des Bases : le Feu, l’Eau, le Sel, et le Miroir.

Suivent quatre BB∵ CC∵ qui tiennent chacun un coin du Drap blanc sur lequel reposent la Couronne et le Poignard. Ces quatre BB∵ CC∵ sont les trois derniers reçus MM∵ de la V∵ et l’App∵ qui demande son passage à la M∵.

Viennent ensuite tous les BB∵ CC∵ de la V∵ . Si la discrétion n’est pas de mise, les BB∵ CC∵ devront chacun porter un Flambeau.

La procession est close par le C∵ P∵ , toujours armé.

§ 5 — Inhumation

La procession s’arrête devant la fosse creusée par l’App∵ . Elle forme un vaste cercle autour de la tombe fraîche.

Le R∵ Ch∵ demande à l’impétrant et aux trois MM∵ qui l’aident de déposer le " Linceuil " et la Couronne au fond de la fosse.

La chose étant faite, le R∵ Ch∵ s’approche de l’impétrant, flanqué du Voy∵ et du Veil∵ , et il lui fait le Baiser de Paix.

Puis tous les BB∵ CC∵ de la V∵ défilent en silence devant la tombe. S’ils ont les Flambeaux, chacun leur tour ils l’éteignent en passant devant la tombe. C’est le R∵ Ch∵ qui clôt le défilé en soufflant sa propre lampe de telle sorte que, à la fin, la seule source de lumière doit être le Feu — c’est-à-dire la Base portée par l’un des dignitaires de la V∵ .

Puis, sur un signe du porteur du Feu, celui-ci, le porteur de l’Eau, le porteur du Sel et le porteur du Miroir jettent ensemble dans la tombe les quatre Bases restantes.

Alors, dans la plus grande obscurité, le R∵ Ch∵ donne à l’App∵ la pelle ou la pioche avec laquelle il avait creusé la fosse afin qu’il inhume le Cadavre. A chaque pelletée de terre, les BB∵ CC∵ Ch∵ s’en vont les uns après les autres. Il n’y a pas de fermeture des Travaux. Ne restent à la fin de l’inhumation que le nouveau M∵ et le C∵ P∵ .

Celui-ci devra le raccompagner jusqu’à un endroit où il lui fera brûler le Mannequin. Il pourra certes boire avec lui, mais jamais lors de la nuit il ne l’entretiendra de la Ch∵ .

Quelques jours plus tard, le R∵ Ch∵ ou tout autre B∵ C∵ mandaté par ce dernier lui fera l’instruction du signe de l’Echelle (porter les poings serrés, pouces relevés à hauteur des épaules, et les descendre brusquement jusqu’à hauteur des hanches) et lui donnera le mot de passe du Gr∵ de M∵ qui est : " rien ".

NOTES

I – ENTRER DANS LE FOUR

(1) Les figurations d’Esus dans le panthéon celtique le mettent en scène la hache à la main, occupé à mettre à bas l’Arbre de Vie. A notre connaissance, il est bien le dieu de l’athéisme, car à l’opposé d’un dieu qui se sacrifie sur l’autel de la nature (Dyonisos, Odin…), Esus en est le sacrificateur.

(2) Guénon le premier bien sûr, mais ensuite J.Baylot, dans son texte célèbre de 1967, La Voie substituée, où il cherche à régler son compte à la Franc-Maçonnerie continentale, latine, connue pour ses engagements en faveur des questions sociales et politiques. L’approche de Baylot n’est pas innocente puisque ce préfet de police de Paris épluche les archives de la police pour débusquer, in fine, tout ce que la France du XIXème siècle compte de révolutionnaires et de socialistes. On comprend la persévérance toute professionnelle de ce Maçon émargeant à la Maçonnerie anglo-saxonne, dite régulière, habituellement classée à droite et du côté des notables de la bourgeoisie.

(3) Pour des raisons de vocabulaire, nous emploierons les vocables " Charbonnerie " et " carbonarisme " dans des contextes différents, selon l’archétype initiatique invoqué. " Charbonnerie " voudra faire penser à une société de métier ; " carbonarisme " à une société de sans métier, d’exclus métaphysiques et sociaux. La " Charbonnerie " est par essence démocratique, quand le " carbonarisme " est par essence subversif et révolutionnaire, non pour des raisons de basse politique conjoncturelle, mais pour des motifs métaphysiques. Rappelons que la révolution est étymologiquement la révolution des orbes célestes qui retrouvent un point de leur ellipse après s’en être écartées. Toute Révolution appelle une doctrine des cycles des civilisations. A ce titre donc, le " carbonarisme " est d’abord une connaissance des cycles des civilisations afin de connaître l’opportunité d’une révolution pensée comme essentiellement métaphysique.

(4) Il faudra toute une étude d’histoire des religions pour répertorier ces voies d’accès au sacré réservées aux parias. Nous proposons au lecteur qui voudrait quelque piste de se tourner du côté du tantrisme de la main gauche pour ce qui concerne l’Orient, car l’illumination ne se peut faire qu’avec l’accouplement à une blanchisseuse, classe impure et intouchable. On imagine le scandale d’une technique brahmanique qui ne se peut effectuer qu’avec l’attouchement sexuel d’un paria, et de surcroît, femme !

Du côté d’Occident, outre les cérémonies extatiques des chanvriers lépreux, maintenant bien connues, il serait intéressant de retourner aux guildes de voleurs. On sait en effet que la Cour des Miracles avait aussi ses cérémonies religieuses faites par des moines défroqués, et les vers de François Villon méritent encore une herméneutique plus sérieuse, où l’on verrait bien, en sus des consignes pour se garer des balances, des adages hermétiques cryptés en langue des oiseaux. Catins, voleurs et bandits de grands chemin avaient droit à faire flamboyer leur Etoile.

(5) Norbert Elias a bien montré que les classes sociales aspirent toute à une ascension, et que, pour se différencier de leur origine qu’elles renient, elles civilisent et adoucissent leurs mœurs, maîtrisent et contrôlent plus leurs émotions, leur vitalité primitive et instinctuelle, et leur violence. Or les rituels charbonniers sont marqués d’une violence très réelle, violence de sang et de sexe, puisqu’au cœur du rituel on avoue commettre le mal, on brandit la lame de son poignard à l’endroit exact de son sexe, enfin on se pose l’impératif du contrôle de l’adultère, comme si la pulsion sexuelle était la grande affaire de cette société initiatique. Que le tabou sur la licence sexuelle apparaisse au cœur du serment initiatique à côté des traditionnels engagements sur le silence et sur l’entraide, prouve, selon nous, que l’on se trouve dans une société où la pulsion de vie et de mort est encore à l’état brut, inciviles, justement parce que la classe sociale se laissant aller à de tels rituels est au plus bas de la hiérarchie sociale et de la distinction des mœurs.

Sans doute par la suite, notamment à partir du XIIIème siècle la Charbonnerie a du rencontrer la " civilisation des mœurs ", et c’est à ce moment qu’elle s’est faite initiation de producteur. Il nous apparaît d’après de récentes informations que cette resocialisation de la Charbonnerie a dû se faire par la familiarisation progressive avec le monde des forgerons, dont on sait qu’ils étaient géographiquement sur les bords du village, et métaphysiquement à l’entre deux du mondes hommes et de celui des puissances divines redoutées. Mais au moins le forgeron pouvait-il être un passeur. Ainsi, le contact avec le forgeron, pour des raisons économiques d’écoulement de la production a-t-il dû aussi se décliner en une modification sociale du comportement, puis ultimement en une altération des rituels qui, de parias, se firent rituels de producteurs.

Si l’on continue l’introspection historique des rituels de charbonniers, on découvre que l’ascension et la reconnaissance sociale continuent avec les rituels de Monsieur de Beauchêne en 1747 qui maçonnisent la société en en faisant progressivement une société spéculative où l’on parle. C’est-à-dire que la Vente est le lieu où l’on discute. Mais, c’est bien connu, tandis que l’on débat, l’on ne se bat point : l’ascension des Bons Cousins Charbonniers est enfin accomplie, ils fréquentent la bourgeoisie roturière et l’aristocratie courtisane. Les durs temps féodaux où ils était pire que les vilains, ces temps sont loin.

(6) La tripartition dumézilienne est une redite de la classification des Manavadharmasastra ou " loi de Manou " dans lesquelles le même mot — varna — est employé pour la caste et pour la couleur symbolique qui lui est associée — banc pour les brahmanes, rouge pour les kshatriya et bleu ou vert pour les vaishya. Nous adjoignons le noir, qui les contient toutes, c’est-à-dire qui totalise la somme de toutes les expériences sociales et métaphysique. (Cf. Osiris comme dieu noir et toutes les théologies négatives pensant dieu comme néant existant, noir manifesté.)

(7) Précisons de plus que ces voies différentes dans leur approche du sacré comme dans celle du politique (chevalerie et empire, sacerdoce et papisme, corporatisme et démocratisme, déclassés et anarchisme) ne sont pas opposées, qu’il n’y a pas de lutte des classes dans le domaine métaphysique. Ou plutôt, que la lutte des classes, ou luttes des castes est bien une réalité, tant politique que métaphysique, mais que cette lutte, nécessaire parce que inhérente aux conditions ontologiques du monde de la manifestation, n’est qu’illusoire et est destinée à dire dans la langue duelle de l’existence l’unicité indéfectible de l’être. Les initiés accomplis le savent, Connaissants ou Madjûb, qui passent indifféremment d’une classe à l’autre, qui luttent indifféremment pour une classe ou pour une autre.

En allant même jusqu’à lever les voiles sur ce que c’est que la lutte des castes dans son ésotérisme, elle apparaît comme un combat qu’il faut mener, non pour la victoire en soi, mais pour la justesse des actes dans le combat. C’est toute l’essence de la philosophia perennis qui se résume là dans cet axiome de Sénèque : " qu’importe la proie pourvu qu’on aie la chasse " et que l’on retrouve aussi dans l’art traditionnel zen du tir à l’arc où le tireur, sitôt que la flèche est projetée se désintéresse de la cible avant même qu’elle n’ait été atteinte.

Pour autant, la lutte des castes conçue comme moteur indéfectible de l’histoire dans le champ des manifestations — donc indépassable en ce monde — n’a rien à voir avec la réelle lutte des classes organisée par le bourgeoisisme dont on sait bien avec Guénon, Abellio, et Evola qu’elle est par excellence la classe sociale contre-initiatique par excellence, dénuée de tout fondement spirituel, vivant au crochet des producteurs, en usurpant la place des guerriers sans en avoir le tymos et en dénigrant les prêtres. Là-dessus, prêtres, guerriers et ouvriers savent que voilà l’ennemi et qu’il est l’un des éléments " bloquant " l’homme au règne de la quantité. Certes, les vaishya des Manavadharmasastra ont leur couleur/caste, et — parmi eux l’on trouve assurément les commerçants — mais leur obligation sociale et cosmique est de nourrir et d’assurer la subsistance des deux autres castes. A l’opposé la bourgeoisie affame les producteurs, capitalise la richesse produite au lieu de la partager. Symboliquement, le commerçant est fonctionnellement ramené au foi, dont la tâche consiste à répartir les nutriments à l’ensemble de l’organisme. Le bourgeoisisme n’est donc pas autre chose qu’une cirrhose sociale.

II – SOUFFLER SUR LES BRAISES

(1) Il faut bien distinguer la tradition des sociétés traditionnelles de la tradition du traditionalisme des trois monothéismes notamment. La tradition dont nous parlons est ce qui mérite d’être transmis d’une génération à l’autre parce que cela a une valeur qui transcende le temps et l’existence. Il s’agit d’un attachement à une valeur métaphysique qui échappe à toute désignation rationnelle ou dogmatique, à toute affirmation à son sujet, puisque transcendant le discours manifesté. A l’inverse, le traditionalisme intégriste, en voulant défendre un dogme et une lettre, se veut attaché à un discours achevé et fermé : le dogme théologique. Il y a incompatibilité entre l’un et l’autre, le traditionalisme dont nous nous revendiquons faisant appel à une catégorie au-delà des catégories ; le traditionalisme catholique, apostolique et romain notamment faisant appel à quelques catégories étroitement circonscrites, au-delà desquelles rien n’est permis.

(2) Le bourgeoisisme auquel nous faisons référence, est cette Weltanschauung décriée par Hegel qui mesure tout de la vie en des termes d’investissement et de rapport. Comme si la vie pouvait rapportée, elle qui est don absolu.

(3) Un mot ultime sur nos adversaires de la Nouvelle Droite, dans la mouvance d’Alain de Benoît sur le plan culturel et des cercles occultes du mégretisme sur le plan politique. On est presque tenté de dire que l’extrême droite, fasciste, raciste et lepeniste est sans danger. La démocratie libérale libertaire a produit par le monde des modèles d’individualités fragiles, succombant sans cesse à leur désirs, passionnées par les tourbillons et les tressaillements de leurs intimité, afin d’alimenter le marché par une sophistication incessante de désirs futiles, et éviter l’associationnisme des producteurs. Ceux-là sont désormais incapables de renoncer à leur petits egos survalorisés pour se perdre dans une masse et vivre fusionnellement une aventure politique ou le peuple fait corps avec le führer. De telle individualités sont produites à dessein par le capitalisme pour éviter la composition d’un front unifié qui sache dépasser le désir et s’associer par la volonté, ce qui est certes dramatique ; mais, par le fait elle sont incapables de devenir le corps agissant du fascisme, ce qui est assez heureux. Par conséquent, il n’y a plus grand chose à craindre de l’extrême-droite.

Le problème est tout autre concernant l’ultra-droite ou la Nouvelle Droite, comme elle aime à s’intituler (alors qu’elle est une droite très ancienne et immémoriale). D’essence gramsciste, elle s’occupe de conquérir les élites par la culture, et non les votes par des campagnes électorales. Sorelienne, elle estime qu’on ne peut dynamiser un peuple qu’à renfort d’images archétypales. Suivant Ortega y Gasset, elle s’oppose à la masse et à la démocratie. La Nouvelle Droite ne conçoit pas la chose politique autrement que par la réhabilitation du mythe ; elle fait la critique intégrale du capitalisme et du bourgeoisisme ; elle construit une éthique de l’héroïsme ; elle travaille à privilégier les liens avec une nature redécouverte, toutes choses que nous faisons. Néanmoins, il est de profondes divergences qu’il faudrait développer plus amplement mais dont ce texte n’est pas l’objet.

Premièrement, la Nouvelle Gauche dont nous nous réclamons constate que l’identité culturelle est le fruit d’un mélange et d’une conjonction de facteurs d’origine ethnique différente, qui fondent sa richesse, ce qui est le cœur du dynamisme des grandes images mythiques, par définition transculturelle (ce en quoi elle n’a pas compris Sorel). Deuxièmement, la Nouvelle Gauche professe la République universelle et non le fédéralisme impérial (que Gasset avait compris, en tant que républicain, ce que ne sont pas ses lecteurs). Troisièmement, la Nouvelle Gauche nie que l’Etat puisse être artisan de la révolution du mythe, mais estime que c’est dans le corps social qu’émergent les formes imaginales qui vont féconder le politique (ce en quoi elle a mal lu Sorel). Quatrièmement, l’héroïsation de la Nouvelle Gauche ne met pas en scène la Figure du Guerrier du Prêtre, ou même du Travailleur jüngerien, mais du Paria, abolissant toute domination et tout esclavage, devant dieu comme devant les hommes (ce que le hiérarchisme de droite est trop faible pour admettre). Enfin cinquièmement, conformément à l’esprit des Forêts, la Nouvelle Gauche est communiste libertaire et non pas, comme la Nouvelle Droite, attaché au féodalisme capitaliste et corporatiste (par attachement pétainiste à des valeurs moisies).

(4) On pourrait même dire que l’affaire de l’Art royal est la royauté dont la dimension politique n’est qu’une contingence qui peut se rencontrer par hasard, mai qui n’est pas la fin.

(5) Nous disons " héroïque " au sens étymologique du mot, c’est-à-dire qui a contact avec les forces du hieros, sacrées. Donc ce ne sont pas que les kshatryia qui peuvent être héros. D’ailleurs Della Riviera dans son Monde magique des héros (1605) annonce dès les premières lignes que le héros est le théurge, le mage aggrippien. Du héros, on dira qu’il est celui qui ose la transgression des tabous pour s’approprier les vertus occultes de la chose sacrée. Partant de là, est héroïque celui qui transgresse les interdits cosmiques. A ce titre, le paria peut être héroïque.

Il y a d’ailleurs là quelque chose d’assez cocasse à constater que tous les défenseurs de l’héroïsme magique, transgressif, tous ceux pour qui l’Art Royal est une très Sainte Ruse, tous ceux-là reproduisent les modèles de l’obéissance militaire et de l’enrégimentement templier.

(6) C’est le sens du VITRIOL hermétique, en l’occurrence.

(7) Nous renvoyons ici aux rituels décrits plus loin, et notamment au mot d’ordre du grade de Maître.

III – METTRE LE FEU

(1) L’initiation formelle est aujourd’hui tant galvaudée, que les Temples accueillent peu d’initiés réels, tandis que sida, accidents de voiture, vacuité de l’existence urbaine, et honte du travail moderne, tous produisent à la pelle des initiables d’excellente facture. Il y a plus de beaux cadavres à relever sur les trottoirs des mégalopoles que dans les Temples d’initiés, où pullulent des Maîtres n’ayant jamais goûté à l’Eau des Morts.

(2) Le mot ne doit pas être gênant lorsqu’il est accolé à l’anarchisme. Jollivet-Castellot, occultiste antifasciste, dans sa Sociologie, disait de la synarchie qu’elle était l’idéal du communisme libertaire.

(3) Trente ans après la séparation entre marxistes et bakouniniens, il y eut très vraisemblablement, — dans les années 1901-1902 — un complot anarcho-maçonnique français auquel des figures dont S. Faure ou A. Jacob prêtèrent leur énergie.

Retour (C) Les Gouttelettes de Rosée 1999